Le spin des électrons explique la chiralité
Les biomolécules telles que les acides aminés et les sucres se présentent sous deux formes symétriques, dites lévogyre et dextrogyre, alors que dans les organismes vivants, on n’en trouve qu’une seule : la lévogyre. On ne sait toujours pas pourquoi il en est ainsi. Des chercheurs de l’Empa et du centre de recherche de Juliers ont trouvé des indices montrant que l’interaction entre les champs électriques et magnétiques pourrait être à l’origine de ce phénomène.
La chiralité de la vie - le fait que toutes les biomolécules des organismes vivants n'existent que sous l'une des deux formes symétriques – lévogyre et dextrogyre, appelées énantiomères – a déjà fait l'objet de nombreuses réflexions de la part des scientifiques, à commencer par Louis Pasteur (1822-1895), qui a découvert la chiralité moléculaire, ainsi que William Thomson (Lord Kelvin, 1824-1907) et Pierre Curie (1859-1906).
Une explication concluante fait toujours défaut, les deux formes étant chimiquement aussi stables l'une que l'autre et ne se distinguant pas par leurs propriétés physico-chimiques. Cependant, l'hypothèse selon laquelle l'interaction entre les champs électriques et magnétiques pourrait expliquer la préférence pour la forme lévogyre d'une molécule a été émise très tôt.

Des biomolécules telles que l'ADN existent sous deux formes symétriques, mais la nature n'en utilise qu'une seule, la lévogyre. La raison de cette situation n'est toujours pas claire.
L'interaction avec des surfaces métalliques
Mais c'est seulement il y a quelques années, que les premiers indices indirects ont montré que les combinaisons les plus diverses de ces champs de force pouvaient distinguer entre les deux images miroir d'une molécule. Et ce, en étudiant l'interaction de molécules chirales avec des surfaces métalliques présentant un fort champ électrique sur de courtes distances. C'est pourquoi les surfaces de métaux magnétiques, comme le fer, le cobalt ou le nickel, permettent de combiner différemment les champs électriques et magnétiques – il suffit d'inverser le sens de l'aimantation, de « nord en haut - sud en bas » à « sud en haut - nord en bas ».
Si l'interaction entre le magnétisme et les champs électriques déclenche effectivement des effets « énantiosélectifs », l'intensité de l'interaction entre les molécules chirales et les surfaces magnétiques devrait, par exemple, également être différente, selon qu'une molécule lévogyre ou dextrogyre se dépose sur la surface.
Les images miroir préfèrent les champs magnétiques opposés
Et c'est effectivement le cas, comme l'ont récemment rapporté des chercheurs de l'Empa dirigés par Karl-Heinz Ernst du département Surface Science and Coating Technologies, ainsi que des collègues de l'Institut Peter Grünberg du centre de recherche de Juliers en Allemagne, dans la revue spécialisée Advanced Materials.
Ces scientifiques ont déposé sur une surface de cuivre (non magnétique) de petits « îlots » ultraminces de cobalt magnétique et ont déterminé la direction du champ magnétique au moyen d'un microscope à effet tunnel à balayage. Comme indiqué, cette direction peut être de deux types, perpendiculaires à la surface du métal : nord en haut ou sud en haut. Les chercheurs ont ensuite déposé sur ces îlots de cobalt, sous ultravide, des molécules chirales en forme de spirale d'hélice, c'est-à-dire un mélange 1:1 de molécules d'heptahélice lévogyres et dextrogyres.
Ils ont ensuite compté – également à l'aide d'un microscope à effet tunnel à balayage – le nombre de molécules lévogyres et dextrogyres sur les îlots de cobalt magnétisés différemment, soit près de mille molécules au total. Et selon la direction de l'aimantation, c'est l'une ou l'autre forme de spirale d'hélice qui s'est installée de préférence (cf. illustration).
Ces expériences ont également montré que la sélection, c’est-à-dire la préférence pour l'une ou l'autre forme d'hélice, ne se produit pas seulement lors de la liaison sur les îlots de cobalt, mais plus tôt. Avant d'occuper leur place préférée et définitive sur l'un des îlots de cobalt, les molécules parcourent en effet de longues distances sur la surface dans un état précurseur nettement plus faiblement lié, à la recherche d'une place idéale. Ce faisant, elles ne sont liées à la surface que par des forces de van der Waals. Celles-ci, provoquées par des fluctuations dans l'enveloppe électronique des atomes et des molécules, sont des forces de liaison relativement faibles. On ne savait pas jusqu'à présent que même ces forces étaient influencées par le magnétisme, c'est-à-dire par le spin (sens de rotation) des électrons.
L’effet CISS sur des molécules isolées
La microscopie à effet tunnel à balayage a également permis aux chercheurs d’élucider une autre énigme, comme ils l'ont annoncé en novembre dernier dans la revue spécialisée Small.
Le transport d'électrons – c'est-à-dire le courant électrique – dépend de la combinaison de l'orientation des molécules et de l'aimantation de la surface. Selon l'orientation des molécules liées, les électrons ayant un spin positif circulent de préférence à travers la molécule, les autres étant filtrés.
Cette sélectivité du spin des électrons induite par la chiralité (effet CISS, cf. illustration) avait déjà été observée dans des études précédentes, mais on ne savait pas si un ensemble de molécules était nécessaire ou si des molécules isolées présentaient également cet effet.
Karl-Heinz Ernst et ses collègues ont maintenant pu montrer que des molécules d'hélicine isolées présentent également un effet CISS. « Mais la physique qui s’y cache n'est toujours pas comprise », avoue le chercheur.
Et ses résultats ne peuvent pas non plus répondre complètement à la question de la chiralité de la vie. Une question que Vladimir Prelog, prix Nobel de chimie et chimiste à l'EPFZ, avait déjà qualifiée d'« un des premiers problèmes de la théologie moléculaire » dans son discours lors de l’obtention du prix Nobel en 1975. Mais le chercheur de l'Empa peut tout à fait imaginer que lors de certaines réactions chimiques catalysées en surface – telles qu'elles auraient pu se produire dans la « soupe primordiale » –, la combinaison de champs électriques et magnétiques aurait pu conduire à un enrichissement constant de l'une ou l'autre forme de ces biomolécules.
Bibliographie
MR Safari, F Matthes, V Caciuc, N Atodiresei, CM Schneider, KH Ernst, DE Bürgler ; Enantioselective adsorption on magnetic surfaces ; Advanced Materials (2024) ; DOI: 10.1002/adma.202308666
MR Safari, F Matthes, CM Schneider, KH Ernst, DE Bürgler ; Spin-selective electron transport through single chiral molecules ; Small (2023) ; DOI: 10.1002/smll.202308233
Empa
Prof. Karl-Heinz Ernst
Surface Science & Coating Technologies
CH-8600 Dübendorf
Tél. +41 58 765 11 11
www.empa.ch
Molécules lévogyres et dextrogyresLes molécules lévogyres ont la propriété de faire tourner le plan de polarisation de la lumière polarisée vers la gauche. Quant aux molécules dextrogyres, elles le font tourner vers la droite. Une substance qui ne dévie pas la lumière polarisée est dite racémique. C’est un racémate. |
Les énantiomèresLes énantiomères sont des molécules de même formule chimique, qui sont l'image l'une de l'autre dans un miroir. Un mélange en proportions égales de deux énantiomères est optiquement inactif. Une molécule ayant deux énantiomères est dite chirale. |
La chiralitéLa chiralité est la propriété d'une molécule de ne pas être superposable à son image dans un miroir. C’est une caractéristique importante du vivant. Les deux énantiomères ont les mêmes propriétés lorsqu’ils sont dans un environnement achiral, mais acquièrent des propriétés différentes dans une milieu chiral. C’est le cas de la plupart des acides aminés et de l’ADN. Les médicaments chiraux, par exemple, ont souvent une activité thérapeutique énantiosélective, parce que leurs récepteurs dans le corps sont eux-mêmes chiraux. |