Abonnements
zur Bereicherung
20 September 2012 | La Revue POLYTECHNIQUE 08/2012 | Énergie

Semi-conducteurs de puissance et transport électrique

Claes Rytoft, Peter Lundberg, Harmeet Bawa, Mark Curtis

La filière électrique évolue rapidement sous les effets conjugués de l’augmentation croissante de la demande, de la montée en puissance des énergies renouvelables, souvent éloignées des consommateurs, de la quête d’efficacité énergétique et de qualité de la fourniture. Les progrès des semi-conducteurs et leur emploi dans diverses applications bâties sur l’électronique de puissance facilitent ces nombreuses mutations.
De tout temps, les réseaux électriques ont été construits autour de grosses centrales produisant une électricité stable et modulable en continu. Cet écoulement de puissance unidirectionnel, du producteur au consommateur, était maintenu malgré les fluctuations horaires de la demande. Celles-ci sont toujours de mise, mais l’injection accrue des énergies renouvelables pour réduire la pollution par le CO2oblige aussi les réseaux à compenser les aléas de la fourniture. L’intermittence et la variabilité des énergies renouvelables (solaire, éolien, etc.) accentuent le besoin de stocker cette énergie et de recourir à des systèmes permettant de coordonner sources de production et profils de consommation.

Le négoce d’électricité permet, jusqu’à un certain point, d’accorder l’offre à la demande de puissance. Reste que le transport efficace de l’électricité, des générateurs aux utilisateurs, entre réseaux voisins, éventuellement sur de longues distances et dans les deux sens, soulève des difficultés, encore exacerbées par l’envolée de la demande, qu’il faut satisfaire tout en diminuant les émissions de gaz à effet de serre. La double nécessité de monter en puissance pour subvenir aux besoins des véhicules électriques et d’affiner la gestion de la demande ajoutera à la complexité de l’enjeu, mais donnera aussi l’impulsion pour déployer des réseaux plus réactifs, plus souples et plus fiables.
Le groupe ABB est à l’origine de plusieurs technologies ayant permis à la filière de concilier ces objectifs. Celles-ci reposent sur les semi-conducteurs de puissance, qui ont récemment conduit le groupe à étendre ses capacités de production. La fabrication et le développement continu de semi-conducteurs de puissance spécialisés confortent son avancée technologique dans ce domaine. Le groupe ABB accompagnera la filière énergétique dans le développement de réseaux flexibles, performants et fiables, grâce à des solutions novatrices basées sur des semi-conducteurs de forte puissance (figure 1), conçus et développés pour améliorer les performances du transport électrique.
 
Figure 1. Techniques d’encapsulation.

 
Les énergies renouvelables
En général, c’est loin des centres urbanisés et industriels, dans les régions les plus reculées du globe, que l’on trouve les énergies renouvelables les plus fiables (vents forts, ensoleillement intense, masses d’eau en mouvement). Or le transit de cette énergie sur de longues distances, via un réseau classique de courant alternatif (CA), est parfois moins efficace, voire irréalisable pour les câbles sous-marins reliant les éoliennes implantées en pleine mer, au réseau terrestre. La difficulté tient au fait que le courant alternatif oscille entre 50 ou 60 fois par seconde (d’ou une fréquence de 50/60 Hz), quel que soit le niveau de tension (basse, moyenne, haute ou très haute). A chaque cycle, le câble CA se charge et se déchargé à la tension réseau, le courant de charge étant proportionnel à la longueur du câble.
Au-delà d’une certaine distance, il augmente démesurément, au point de ne plus rien laisser à la puissance utile. Pire, bien avant cette limite, le transport de CA n’est plus rentable. A l’inverse, un câble de courant continu (CC) ne véhicule pas de courant de charge: la totalité du courant est donc exploitable. Pour acheminer efficacement cette puissance sur de grandes distances, avec de faibles pertes en ligne, l’une des entreprises fondatrices d’ABB, ASEA, mit au point et inaugura au début des années 1950, une liaison CC de 30 MW pour relier l’ile suédoise de Gotland au continent (figure 2). Cette première traversée sous-marine marqua son époque par sa capacité à acheminer une électricité fiable et économique avec de faibles pertes énergétiques; elle donna lieu à de nombreux développements technologiques du groupe ABB, visant à pallier la fragilité des valves à vapeur de mercure, dont la fonction est de redresser et d’onduler le courant, par de robustes solutions de transport électrique à base de semi-conducteurs de puissance.
 
Figure 2. Pose du câble de la liaison CCHT de Gotland (1954).

 
Certaines mégapoles, dont Shanghai, Delhi, Los Angeles et Sao Paulo, misent aujourd’hui sur le transport de courant continu à haute tension (CCHT) à longue distance (des milliers de kilomètres) pour étancher leur soif d’électricité. Le groupe ABB à également à son actif plusieurs liaisons câblées sous-marines CCHT interconnectant les réseaux électriques de l’Europe de l’Ouest, telles que le projet NorNed reliant la Norvège aux Pays-Bas ou encore le couplage de parcs éoliens marins au réseau CA à terre, comme le site offshore le plus éloigné de la cote, Borwin 1, à 128 km au large de l’Allemagne, en mer du Nord. Ces prouesses technologiques sont liées au développement d’une gamme de systèmes de transport CCHT satisfaisant à une panoplie d’applications spécifiques.
 
Le CCHT classique
Ce précurseur du CCHT utilisait au départ des valves à vapeur de mercure. Aujourd’hui, la conversion de puissance fait appel à des thyristors reliés en série et assemblés en modules, chacun pouvant supporter une tension de 8,5 kV. Ces modules (en boîtier presse) sont à leur tour connectés en série et empilés pour donner des valves à thyristors fonctionnant à tension maximale (figure 3). La fréquence de commutation de chaque thyristor, en CCHT classique, est de 50 Hz (ou 60 Hz). Ce système convient surtout au transport massif d’électricité sur des liaisons longues distances, tant terrestres que sous-marines, pour stabiliser l’interconnexion des réseaux, point faible du transport traditionnel en alternatif. Les liaisons CCHT affichent aujourd’hui de très hauts niveaux de puissance, des records de fiabilité, de faibles pertes de conversion et des équipements à moindre coût. Le CCHT jouera un rôle majeur dans l’émergence de ces réseaux du futur. Le groupe ABB jouit pour cela d’une position de choix avec la capacité de produire tous les composants indispensables à leur édification: câbles, convertisseurs, transformateurs, semi-conducteurs, etc.
 
Figure 3. Valves à thyristors

 
L’ultra haute tension
Depuis peu, les progrès technologiques ont ouvert la voie à des tensions de 800 kV. Ce «CCTHT» inaugure un nouveau thyristor de 15 cm et 130 cm2, qui porte l’intensité normale à 4000 A, sans affecter la fréquence de commutation. Ces innovations constituent la plus grande avancée technologique des deux dernières décennies, en termes de performance et de capacité de transit. Pour preuve, la liaison CCTHT de 2071 km entre la centrale hydroélectrique de Xiangjiaba (sud-ouest de la Chine) et Shanghai (est) délivre 6400 MW d’électricité «propre» à quelque 31 millions de personnes (figure 4).
 
Figure 4. Liaison CCTHT de 2 071 km reliant Xiangjiaba à Shanghai.

 
Une version légère
Dans les années 1990, le CCHT classique se dote d’une version ABB légère, baptisée «HVDC Light», dans laquelle les gros thyristors ont cède la place à des transistors, plus contrôlables. Cette nouvelle version autorise aussi le transport longue distance sur des câbles sous-marins et souterrains, ou des lignes aériennes à faible impact environnemental. Elle emploie des interrupteurs à semi-conducteurs ultrarapides, commandés par la gâchette, comme les transistors bipolaires à grille isolée «IGBT» (Insulated-Gate Bipolar Transistors), pour réaliser les convertisseurs à source de tension (CST) modernes, pièces maitresses du CCHT, capables d’injecter ou d’absorber rapidement de la puissance réactive. Leur remarquable capacité à stabiliser la tension alternative aux bornes permet d’appliquer cette technologie aux parcs éoliens souffrant de graves perturbations de tension générées par les turbulences et les fluctuations de la vitesse du vent. Grâce à sa souplesse et sa précision de commande, la version HVDC Light s’impose de plus en plus dans le raccordement des plates-formes pétrogazières à la côte et l’interconnexion des réseaux électriques.
 
Figure 5. Module d’IGBT StakPakTM.

 
Au demeurant, la version légère doit surtout sa maniabilité à ses assemblages d’IGBT. Comme les thyristors, ces composants peuvent être raccordés en série pour élever les niveaux de tension. Néanmoins, à la différence de leurs prédécesseurs commandés par un courant de gâchette, les IGBT se contentent d’un faible signal de tension pour commuter. La réalisation d’un HVDC Light de 300 MW nécessite 6000 modules StakPak (figure 5) connectés en série, alignant quelque 200’000 IGBT (figure 6); chaque module StakPak intègre deux, quatre ou six sous-modules. La fréquence de commutation de l’IGBT, réglable en fonction de l’application, est normalement comprise entre 200 Hz et 1 kHz environ. Ce mode d’assemblage des IGBT donne un convertisseur électronique de puissance compact et très maniable pour stabiliser la tension, même dans les parties de réseau dépourvues de sources d’énergie complémentaires. La première installation HVDC Light remonte à 1997 avec la liaison Hallsjon-Grangesberg de 10 kV, à laquelle ont succédé de nombreuses stations de conversion; la plus importante peut aujourd’hui bloquer 4000 A au maximum en régime normal et supporter près de 18 kA en court-circuit (figure 7).
 
Figure 6. Valves à IGBT

 
Figure 7. Principales installations HVDC LightTM et SVC.

 
Transport flexible en courant alternatif
Le transport CA a toujours été confronté à des problèmes de puissance réactive. Cette composante de la puissance en alternatif est consommée par les condensateurs, transformateurs et moteurs asynchrones qui jalonnent le réseau CA. Ces appareils sont responsables de pertes électriques dues à la production de champs magnétiques (par les éléments inductifs du réseau) ou électriques (éléments capacitifs), qui font chuter la puissance utile (cf. Revue ABB, 3/2009, p. 35). On y remédie en commutant automatiquement des dispositifs de compensation de puissance réactive, tels que des batteries de condensateurs (figure 8) qui élèvent la tension réseau, en présence de charges inductives, ou des inductances qui consomment l’énergie réactive du système (exprimée en VAr) et abaissent la tension réseau, sous charges capacitives. Faute de compensation locale de la puissance réactive, celle-ci se propage dans les lignes de transport, déstabilisant le réseau au risque d’engendrer la coupure d’alimentation totale.
L’appellation «FACTS» regroupe un ensemble de technologies et d’équipements visant à renforcer la sécurité, la performance et la flexibilité du transport électrique sur les lignes existantes et nouvelles; ces dispositifs se raccordent en série avec le circuit à compenser, comme le condensateur «TCSC» (Thyristor -ControlledSeriesCapacitor) ou l’inductance «TCSR» (Thyristor -Controlled Series Reactor), tous deux commandés par thyristors, ou en parallèle, comme le traditionnel compensateur statique «SVC» (Static VarCompensator) et son successeur synchrone «STATCOM» (STATic COMpensator).
Ces équipements optimisent le transfert d’énergie et stabilisent la tension en compensant le réactif avec des semi-conducteurs de puissance.
 
Figure 8. Batterie de condensateurs.

 
Compensation série
Les thyristors peuvent servir à commuter automatiquement des condensateurs (par des TCSC) ou des inductances (TCSR) pour stabiliser la tension. Les premiers se prêtent tout particulièrement à l’interconnexion des grands réseaux de transport: au Brésil, par exemple, l’énergéticien Eletronorte exploite depuis le printemps 1999 un TCSC et cinq condensateurs série fixes d’ABB au point de jonction en 500 kV de ses réseaux nord et sud (figure 9). Le groupe ABB a installé près de 1100 MVAr de condensateurs série assurant la stabilité dynamique des deux systèmes raccordés.
 
Figure 9. Compensateurs série à thyristors (Imperatriz, Brésil).

 
Compensation statique
En CCHT classique comme en CCTHT, il faut recourir à des compensateurs statiques, au point de raccordement avec le réseau CA, pour injecter ou absorber du réactif. La raison en est que les liaisons CCHT ne peuvent transmettre que de la puissance active, barrant la route au réactif. Si cette barrière naturelle a l’avantage d’éviter, par effet domino, l’écoulement de réactif dans tout le réseau et le risque d’écroulement de tension et de panne générale, elle a aussi l’inconvénient de réduire les sources disponibles de puissance réactive. Pour combler ce déficit, il faut installer des SVC (Switched Virtual Circuit) au point de jonction avec le CCHT afin de stabiliser le réseau à l’aide d’un dispositif local de consommation ou de production de réactif.
Les réseaux interconnectés qui favorisent les échanges d’énergie électrique transfrontaliers ont leur revers: une vulnérabilité accrue aux pannes en cascade. L’intérêt d’utiliser des systèmes CCHT pour relier les réseaux CA est double: on l’a vu, ils font obstacle au transit de réactif mais permettent aussi de raccorder les grandes artères fonctionnant à des fréquences différentes et/ou des réseaux de même fréquence nominale, mais sans relation de phase fixe (non synchrones); ces connexions se contentent d’une petite station CCHT dos à dos, regroupant onduleurs et redresseurs statiques dans le même bâtiment.
 
Compensation statique synchrone
Comme HVDC Light, SVC LightR s’appuie sur des IGBT pour remplir les fonctions de convertisseur à source de tension et de compensation rapide de la puissance réactive. C’est un compensateur statique synchrone (STATCOM), fonctionnellement assimilable à un SVC classique, à la différence près qu’il est bâti sur un CST et non sur des thyristors. Ses IGBT sont des modules StakPak reliés en série pour obtenir la tension requise (figure 10); leur commande plus pointue améliore la qualité du courant en atténuant les variations de tension du fait de charges très fluctuantes, comme les fours à arc, particulièrement gourmands en énergie active et réactive. Pour compenser rapidement ces appels variables de réactif, il faut un dispositif tout aussi véloce! Les IGBT de dernière génération ont cette réactivité. Grâce à ces semi-conducteurs à amorçage et blocage commandables, aptes à gérer de fortes puissances, la version SVC Light peut répondre à la très grande dynamique des exigences de puissance réactive dans le réseau, de quelques dizaines à plus de 100 MVA.
 
Figure 10. Modules StakPak de SVC Light.

 
SVC Light et stockage d’énergie
L’accroissement de la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique accentue le risque d’instabilité du réseau. Pour renforcer sa stabilité et sa fiabilité, la dernière innovation du groupe ABB en matière de FACTS est un SVC Light à stockage dynamique d’énergie (figure 11) sur batteries lithium-ion. Ce nouveau dispositif peut fournir non seulement du réactif, tout comme un SVC Light ordinaire, mais aussi de la puissance active, se substituant ainsi aux dispositifs de soutien des réseaux de transport et de distribution pour maîtriser les pointes de consommation. A l’heure actuelle, il affiche une puissance assignée et une capacité de stockage avoisinant couramment 20 MW sur environ 15 à 45 min. Une puissance de 50 MW durant 60 min est d’ores et déjà à la portée de cette technologie.
 
Figure 11. SVC Light et stockage d’énergie.

 
Contrôle-commande informatisé MACH2
L’électronique de puissance appliquée aux réseaux électriques est un moyen de bien gérer l’intensité et le sens du transit d’énergie. Des outils efficaces d’analyse, de protection et de conduite des liaisons CCHT ont été créés pour préserver et maximiser la performance des réseaux; MACH2 du groupe d’ABB en fait partie. Il intervient aujourd’hui dans la compensation de puissance réactive, le CCHT classique, SVC Light et d’autres applications pour commander la commutation très rapide et précise des semi-conducteurs en vue d’une régulation fine de la tension et de la puissance. Les réseaux électriques du XXIe siècle exigent un haut niveau de sophistication pour garantir la stabilité, la ponctualité et la fiabilité de la fourniture, malgré l’intermittence des énergies renouvelables (éolien, solaire, énergie des vagues et des marées). Pour alléger le poids de ces nouvelles contraintes, l’électronique de puissance multiplie les innovations et améliore sans cesse les performances des composants qui bâtiront les réseaux d’aujourd’hui et de demain.
Les solutions CCHT classique et HVDC Light ont connu une progression rapide au cours des dix dernières années (figure 12). Leur percée se poursuivra dans des projets visionnaires, tels Desertec, et dans l’avènement du transport électrique en courant continu.
 
Figure 12. Augmentation de la capacité de transport au cours des dernières années.