Quelles surfaces pour la biodiversité en Suisse ?
François Turrian, biologiste, directeur romand de BirdLife Suisse
Réseau complexe à la base de tous les processus qui permettent la vie sur Terre et donc celle de notre propre espèce, la biodiversité est aujourd’hui en péril, en Suisse comme ailleurs. Dès lors, la question des surfaces nécessaires à sa préservation se pose, pour assurer à terme la survie des 46 000 plantes, champignons et animaux recensés dans notre pays.
La biodiversité, faut-il le rappeler, est la diversité du vivant, c’està- dire non seulement la diversité des organismes, mais aussi celle de leurs gènes (diversité génétique) et celle des milieux naturels, les écosystèmes. Il est communément admis d’intégrer dans cette définition toutes les relations qui existent entre ces éléments.
La biodiversité est le résultat de 3,5 milliards d’années d’évolution sur Terre, date approximative d’apparition des premières bactéries. Cette information permet de concevoir qu’au fil du temps, l’arbre du vivant s’est développé de manière incroyable, jusqu’à compter aujourd’hui probablement 10 millions d’espèces. L’espèce humaine moderne, apparue « seulement » voici près de 300 000 ans sous la désignation scientifique d’Homo sapiens, fait donc partie de la biodiversité. C’est Sapiens qui a fini par inventorier les 2 millions d’espèces qui tentent de partager la planète avec lui. Ces espèces décrites à ce jour ne représentent probablement que 20 % du nombre total d’organismes vivants ! 1 C’est aussi Sapiens qui est désormais largement responsable du déclin sans précédent de la biodiversité.

Sur les 230 types de milieux naturels en Suisse, près de la moitié sont en danger. © BIRDLIFE
Un réseau complexe
Il vaut la peine de souligner ici que la bio - diversité n’est pas qu’un dada de quelques scientifiques ou naturalistes. Ce réseau complexe est à la base de tous les processus qui permettent la vie sur Terre, et donc celle de notre propre espèce. C’est ce que l’on a coutume de nommer aujourd’hui les services ou les prestations écosystémiques. De la pollinisation des plantes par les insectes à l’autoépuration des cours d’eau et des sols par les microorganismes, de la régulation du climat au support pour nos activités de loisirs, les services que nous rend la nature sont immenses.
En Suisse, tout le monde s’accorde sur le fait que la biodiversité est dans un état particulièrement alarmant. Une espèce sur trois est inscrite sur la liste rouge des organismes menacés de disparition. Sur les 230 types de milieux naturels en Suisse, près de la moitié sont en danger. 2 Ce sont l’urbanisation importante et les pratiques agricoles intensives qui sont les facteurs dominants expliquant cette situation.
Quelles surfaces à préserver ?
Avec l’érosion de la biodiversité, la question des surfaces nécessaires à sa préservation se pose. En d’autres termes, quelles sont les superficies de milieux naturels à conserver et à recréer pour assurer, à terme, la survie des 46 000 plantes, champignons et animaux recensés dans notre pays, ainsi que les prestations écosystémiques qui y sont liées ?
Au moment où les discussions sur l’initiative biodiversité lancée par les associations dont BirdLife, ainsi que le contre-projet indirect du Conseil fédéral entrent dans une phase cruciale, le sujet revêt une importance politique accrue. L’initiative ne fixe pas de chiffre, mais elle stipule dans un complément à l’Art.78 de la Constitution, que « la Confédération et les cantons veillent à mettre à disposition les surfaces, les ressources et les instruments nécessaires à la sauvegarde et au renforcement de la biodiversité ».
Dans son contre-projet, matérialisé par une révision de la Loi fédérale sur la protection de la nature et du paysage (LPN), le Conseil fédéral propose dans un nouvel Art 18bis, que « la part du territoire national affectée à la protection des espèces animales et végétales indigènes doit atteindre au moins 17 % à partir de 2030 ». Actuellement, selon les calculs de la Confédération, 13,4 % du territoire remplit cette fonction. Il est important de relever que ce calcul intègre, outre le Parc national et les sites et biotopes d’importance nationale, les surfaces de promotion de la biodiversité dans l’espace agricole, bien que la protection de ces éléments ne soit pas sécurisée juridiquement.
Une surface actuellement « insuffisante »
Le Conseil fédéral reconnaît, avec la communauté scientifique et les ONG, que la part du territoire dévolue à la biodiversité est insuffisante. La Suisse, en effet, est dernière du classement des pays européens en la matière, loin derrière la Slovénie et ses quelque 50 % de surfaces dédiées à la protection de la nature. Il y a évidemment une corrélation directe entre les lacunes de la Suisse en la matière et le fait qu’un tiers des espèces soient menacées sur sol helvétique.
Notre pays, qui a ratifié la Convention sur la biodiversité3, doit à ce titre remplir ses engagements à travers les objectifs d’Aichi, un véritable plan stratégique mondial pour la diversité biologique. Or, ce plan, arrivé en 2020 à échéance, précise dans son objectif C11, que les parties contractantes s’engagent à protéger « au moins 17 % des zones terrestres et d’eaux intérieures et 10 % des zones marines et côtières d’ici à 2020. » On le voit, ce qui peut paraître ambitieux au premier abord dans le contre-projet du Conseil fédéral, ne permettrait à la Suisse que de satisfaire des normes internationales minimales échues et appelées à évoluer. Introduire dans la législation un objectif déjà dépassé dans le contexte international est donc pour le moins hasardeux.
Plusieurs experts de l’Académie suisse des sciences naturelles (SCNAT) ont évalué les surfaces nécessaires de plusieurs types d’écosystèmes en Suisse, en fonction de la régression de ces habitats et des besoins des espèces qui y sont liées. Il en ressort que pour assurer la bio - diversité et ses services écosystémiques, il faudrait tripler les surfaces actuelles pour les zones alluviales de plaine et au moins doubler celles dévolues aux marais et aux prairies et pâturages secs, pour ne citer que les habitats les plus déficitaires. 4
La qualité des habitats à préserver
Bien évidemment, la sauvegarde et la promotion de la biodiversité ne sont pas qu’une question de surfaces ! La qualité des habitats, leur emplacement et leur connectivité sont aussi des aspects fondamentaux. C’est là tout l’enjeu de parvenir à créer une véritable infrastructure écologique fonctionnelle sur notre territoire. En reliant les zones les plus précieuses (aires centrales) par des habitats de valeur, gérés au minimum de manière extensive (aires de mise en réseau), l’infrastructure écologique doit devenir la véritable pierre angulaire de notre politique en matière de biodiversité. Il y a du pain sur la planche !
François Turrian
Biologiste
Directeur romand de BirdLife Suisse
CH-1588 Cudrefin
Tél. +41 26 677 03 80
www.birdlife.ch
Références1. https://theconversation.com/pourquoi-ne-connait-on-que-20-du-vivant-149493 |