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14 february 2015 | La Revue POLYTECHNIQUE 12/2014 | Neuroscience

Des neuroscientifiques réveillent les fantômes cachés dans notre cortex

Les fantômes n’existent que dans notre tête, et l’on sait désormais où les trouver. Des malades souffrant d’affections neurologiques ou psychiatriques ont souvent témoigné de ce «sentiment d’une présence». Des chercheurs de l’EPFL ont reproduit cette illusion en laboratoire, avec des sujets sains.
Le 29 juin 1970, l’alpiniste italien Reinhold Messner est sur le point de vivre une expérience singulière. Descendant avec son frère du sommet du Nanga Parbat – l’un des 8000 les plus difficiles -, épuisé, en manque d’oxygène dans cette immensité stérile, il raconte: «Soudain, il y avait un troisième grimpeur avec nous, […] un peu sur ma droite, quelques pas derrière moi, juste en dehors de mon champ de vision.» Invisible mais présent. Des témoignages comme celui-ci se comptent par dizaine, rapportés par des alpinistes, explorateurs et survivants, mais aussi veufs ou patients souffrant d’affections neurologiques ou psychiatrique. Ils parlent toujours d’une présence ressentie mais invisible, inexplicable et souvent mise en doute.
 
 
A l’EPFL, l’équipe d’Olaf Blanke vient de lever le voile du fantôme. Elle a réussi à recréer en laboratoire l’illusion d’une présence, fournissant du même coup une explication. Ces chercheurs ont pu démontrer que ce «sentiment de présence» émanait d’une altération des signaux cérébraux dits «sensorimoteurs», qui permettent d’avoir conscience de son propre corps à travers ses mouvements et sa position dans l’espace et le temps. Dans leur expérience, ils sont parvenus à faire en sorte que le cerveau du participant n’attribue plus ces signaux comme ceux de son corps mais comme émanant de quelqu’un d’autre, révèle l’article publié dans Current Biology.
 
L’IRM révèle pour le groupe (A) des lésions dans trois régions corticales où le chevauchement est maximal: cortex temporo-pariétal, insulaire et particulièrement (par comparaison au groupe de contrôle B) pariéto-frontal.
©Current Biology
 
Comment induire les fantômes

Les chercheurs ont d’abord analysé le cerveau de douze patients souffrant de troubles neurologiques, pour la plupart épileptiques, ayant vécu cette «apparition». L’IRM révèle des lésions dans trois régions corticales: le cortex insulaire, le cortex pariéto-frontal et le cortex temporo-pariétal. Or ces trois zones sont impliquées dans la conscience de soi, le mouvement et le sens de la position (proprioceptif). Ce sont précisément ces multiples informations sensorielles que le cerveau doit conjuguer, de sorte que nous ayons une perception cohérente et unitaire de notre propre corps.
 
 
Les scientifiques ont induit une première expérience contradictoire. Les yeux bandés, le sujet effectue des mouvements du bras devant son corps. Un dispositif robotique reproduit ces mouvements à l’arrière du sujet, en lui touchant le dos. Cette expérience crée une discordance spatiale, mais le cerveau parvient à la résoudre.
Afin de créer l’illusion, les chercheurs ont également dû induire une discordance temporelle. Ils ont introduit un bref délai entre les mouvements du sujet et ceux du robot. Dans ces conditions asynchrones, jouant simultanément sur des perturbations temporelles et spatiales, les chercheurs ont pu induire l’illusion fantôme.
 
(A) On a utilisé un système robotique maître-esclave pour permettre aux participants d’avancer leurs bras et de recevoir une réaction tactile dans le dos. La réaction a été administrée en condition synchrone ou asynchrone (avec un retard de 500 ms) avec le mouvement, avec ou sans rétroaction sur le doigt des participants.
(B) Les participants ont ressenti très fortement une présence illusoire et ont montré une plus grande dérive en auto-localisation vers le dos virtuel en condition synchrone par rapport au mode asynchrone. La dérive était également plus grande avec une rétroaction somatosensitive vers le doigt des participants
(C) Les conditions dans lesquelles cinq sujets ont spontanément mentionné une présence sont indiquées par une flèche.

©Current Biology

 

Un fort sentiment de présence
Le participant ignore tout du but du test. Après 5 minutes environ, les chercheurs lui demandent ce qu’il a ressenti. Spontanément, plusieurs sujets témoignent d’un fort sentiment de présence – jusqu’à quatre «fantômes», alors que, bien sûr, personne ne se trouve derrière eux. «Chez certains, la sensation a même été si forte, qu’ils ont demandé à arrêter l’expérience», souligne Giulio Rognini, qui a mené l’étude.
 
 
«Pour la première fois, notre expérience induit la sensation d’une présence étrangère, en laboratoire. Elle montre qu’on peut le faire en dehors de situations extrêmes, en mettant en conflit des signaux sensori-moteurs», résume Olaf Blanke. Le système robotique imite ce que ressentent certains malades ou personnes saines dans des circonstances extrêmes. Ceci confirme qu’il s’agit d’une perception altérée de leur propre corps.
 
Au cours de la condition asynchrone (retard de 500 ms), les participants ont ressenti la présence d’une autre personne derrière eux, qui les touchait (A); ils se sont placée en arrière, p. ex. vers la présence (B) et ont estimé qu’un plus grand nombre de personnes se trouvaient près d’eux (C).
©Current Biology

 

Mieux comprendre la schizophrénie
Outre l’explication d’un phénomène qui imprègne de nombreuses cultures, l’intérêt de ces recherches est de mieux comprendre certains symptômes de la schizophrénie. Ces patients souffrent souvent d’hallucinations ou de délires liés à une présence fantôme, qui exerce de multiples influences ressenties par le patient. De nombreux chercheurs les attribuent à un dysfonctionnement du circuit cérébral, qui intègre des informations sensorielles et les mouvements corporels.
 «Notre cerveau possède plusieurs représentations de notre corps. Dans des conditions normales, il est capable de les rassembler en une perception unitaire de nous-mêmes. Mais lorsque le système dysfonctionne suite à une maladie ou par l’action d’un robot, une deuxième représentation de notre corps est parfois induite et n’est pas ressentie comme «moi» mais comme autrui, comme une présence», ajoute Giulio Rognini Ces conclusions n’empêcheront personne de croire aux fantômes, mais pour les scientifiques, ces derniers n’existent que dans notre tête.
 
Olaf Blanke est directeur du Centre de neuroprothèses, Chaire Bertarelli en neuroprothèses cognitives de l’EPFL et professeur aux Hôpitaux universitaires de Genève. Soutenues par le Pole de recherche national Synapsy, ces recherches ont été menées en étroite collaboration avec le professeur Hannes Bleuler du Laboratoire de systèmes robotiques de l’EPFL. Giuilo Rognini est chercheur au Laboratoire de neurosciences cognitives de l’EPFL.
http://lnco.epfl.ch
http://cnp.epfl.ch

http://www.nccr-synapsy.ch/accueil

Prof. Olaf Blanke,
olaf.blanke@epfl.ch,
Tél.: 021 693 96 21 / 021 693 18 42
 
Giuilo Rognini
giulio.rognini@epfl.ch
Tél.: 021 788 80 14 76