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13 february 2019 | La Revue POLYTECHNIQUE

Des progrès dans la compréhension de l’antimatière

La collaboration ALPHA du CERN a annoncé avoir atteint un niveau supérieur dans la compréhension de l’antimatière. Les scientifiques ont en effet observé, pour la première fois, la transition électronique Lyman-alpha dans l’atome d’antihydrogène. Ce résultat, qui intervient peu après une autre mesure réalisée récemment, ouvre la voie à des expériences qui pourraient lever le voile sur certaines différences de comportement entre la matière et l’antimatière.
La transition Lyman-alpha (ou 1S-2P) est l’une des transitions électroniques découvertes dans l’atome d’hydrogène, il y a plus d’un siècle, par le physicien Theodore Lyman; elles constituent la «série de Lyman». La transition se produit lorsqu’un électron passe de son niveau d’énergie le plus faible (1S) à un niveau d’énergie plus élevée (2P), avant de revenir au niveau 1S en émettant un photon à une longueur d’onde de 121,6 nm.

 
Au CERN des physiciens créent de l’antimatière pour l’étudier dans le cadre de leurs expériences. Le point de départ est le Décélérateur d’antiprotons. Il ralentit des antiprotons pour que les physiciens puissent examiner leurs propriétés. (Image: CERN)
 
 

Une transition très particulière
Cette transition est très particulière. En astronomie, elle permet aux scientifiques de sonder le milieu présent entre deux galaxies et de mettre à l’épreuve des modèles du cosmos. Dans le cas des études sur l’antimatière, elle pourrait permettre de réaliser des mesures de précision sur la manière dont l’antihydrogène réagit à la lumière et à la gravité. Le fait de trouver la moindre différence entre le comportement de l’antimatière et celui de la matière permettrait de consolider les fondations du Modèle standard de la physique des particules et, éventuellement, de mieux comprendre pourquoi l’Univers est constitué presque intégralement de matière, alors que matière et antimatière auraient été produites en quantités égales lors du Big Bang.
 
Comment produire des atomes d’antihydrogène
La collaboration ALPHA produit des atomes d’antihydrogène en recueillant des antiprotons du décélérateur d’antiprotons (AD) du CERN, et en les liant à des positons provenant de l’isotope Na-22. Elle emprisonne ensuite les atomes d’antihydrogène qui en résultent dans un piège magnétique, qui les empêche d’entrer en contact avec la matière et d’être annihilés. Une lumière laser est alors projetée sur les atomes d’antihydrogène piégés, de manière à mesurer la réaction spectrale de ces derniers. Pour obtenir ces mesures, on utilise une gamme de fréquences laser et on compte le nombre d’atomes échappés du piège, du fait des interactions entre le laser et les atomes piégés.
 
Le Décélérateur d’antiprotons produit des antiprotons de basse énergie pour étudier l’antimatière et créer des atomes d’antimatière. (Image: CERN)
 
 

La transition Lyman-alpha détectée dans un atome d’antihydrogène
La collaboration ALPHA a utilisé précédemment cette technique pour mesurer la transition dite 1S-2S . En adoptant la même approche, à partir d’une série de longueurs d’ondes laser au voisinage de 121,6 nm, ALPHA a maintenant détecté la transition Lyman-alpha dans un atome d’antihydrogène et mesuré sa fréquence avec une précision de l’ordre de quelques parties pour cent millions, en obtenant une bonne concordance avec la transition équivalente dans l’hydrogène.
La précision n’est pas aussi élevée que celle obtenue dans l’hydrogène, mais ce résultat représente un progrès technologique important en vue d’utiliser la transition Lyman-alpha pour refroidir des échantillons volumineux d’antihydrogène au moyen de la technique de refroidissement par laser. Grâce à de tels échantillons, les scientifiques pourraient faire en sorte que ces mesures, ainsi que d’autres mesures de l’antihydrogène, soient d’une précision telle, qu’il soit possible de voir apparaître des différences entre le comportement de l’antihydrogène et celui de l’hydrogène.
«Nous sommes vraiment contents de ce résultat», déclare Jeffrey Hangst, porte-parole de l’expérience ALPHA. «La transition Lyman-alpha est, on le sait, difficile à analyser – même dans de l’hydrogène “normal”. C’est en tirant parti de notre capacité de piéger et de garder pendant plusieurs heures un grand nombre d’atomes d’antihydrogène et en utilisant une source pulsée de lumière laser Lyman-alpha, que nous avons réussi à l’observer. La prochaine étape sera le refroidissement par laser, qui changera la donne pour ce qui est des mesures spectroscopiques et gravitationnelles de précision», ajoute-t-il.
 
L’intuition de Dirac
En 1928, le physicien britannique Paul Dirac a établi une équation combinant la théorie quantique et la relativité restreinte pour décrire le comportement d’un électron se déplaçant à une vitesse relativiste. Cette équation, qui valut à Dirac le prix Nobel en 1933, posait alors un problème: tout comme l’équation x2 = 4 peut avoir deux solutions (x = 2 et x = -2), l’équation de Dirac était vérifiée pour deux valeurs: un électron d’énergie positive et un électron d’énergie négative. Or, la physique classique (tout comme le bon sens) voulait que l’énergie d’une particule ait toujours une valeur positive.
Dirac en tira la conclusion que, pour chaque particule, il existait une antiparticule correspondante, qui serait tout à fait semblable si elle n’avait une charge opposée. Pour l’électron, par exemple, il devait y avoir un «antiélectron», identique à tous égards, sauf qu’il devait être doté d’une charge électrique positive. Cette illumination permettait d’envisager des galaxies et des univers constitués uniquement d’antimatière.
Pourtant, quand de la matière et de l’antimatière entrent en contact, elles s’annihilent et disparaissent toutes deux dans une bouffée d’énergie. Le Big Bang devrait avoir créé des quantités égales de matière et d’antimatière. Alors pourquoi y a-t-il bien plus de matière que d’antimatière dans l’Univers?
 
Le Décélérateur d’antiprotons
Le Décélérateur d’antiprotons (AD) du CERN est une machine unique en son genre, qui produit des antiprotons de basse énergie pour étudier l’antimatière et créer des atomes d’antimatière. Cette machine produit des faisceaux d’antiprotons et les envoie vers les différentes expériences.
Un faisceau de protons issu du synchrotron du CERN frappe une cible métallique. Ces collisions produisent une multitude de particules secondaires, dont beaucoup d’antiprotons, mais ceux-ci sont trop énergétiques pour être directement utilisables dans la production d’antiatomes. Par ailleurs, ils ont des énergies différentes et se déplacent de façon désordonnée. C’est grâce au Décélérateur que ces particules rebelles sont domptées et transformées en faisceaux de basse énergie, utilisables par la suite dans la production d’antimatière. Les antiprotons sortant de la cible avec des angles divergents sont focalisés avant de parvenir au décélérateur. Une fraction de ces antiprotons ont une énergie adéquate pour être injectés et stockés dans l’AD.
Le Décélérateur d’antiprotons est un anneau formé d’aimants de courbure et de focalisation permettant de maintenir les antiprotons sur la même trajectoire, tandis que de puissants champs électriques les ralentissent. La dispersion des énergies des antiprotons et les déviations de leurs trajectoires sont réduites grâce à la technique du refroidissement. Les antiprotons subissent plusieurs phase de refroidissement et de décélération jusqu’à être ralentis à environ un dixième de la vitesse de la lumière. Ils sont ensuite éjectés vers les expériences sur l’antimatière.
 
Un nouvel anneau de décélération
Un nouvel anneau de décélération, ELENA (Extra Low Energy Antiproton), va bientôt être mis en service. Couplé à l’AD, ce synchrotron de 30 m de circonférence va ralentir encore les antiprotons, pour réduire leur énergie d’un facteur 50, de 5,3 MeV à seulement 0,1 MeV. Un système de refroidissement par électron augmentera la densité du faisceau. Le nombre d’antiprotons pouvant être piégés sera accru d’un facteur 10 à 100, améliorant ainsi l’efficacité des expériences et ouvrant la voie à de nouvelles.
 
Une grande première scientifique
Mis en service en 2000, le Décélérateur d’antiprotons du CERN a connu, en 2002, une grande première scientifique. Pour la première fois, de grandes quantités d’atomes d’antihydrogène ont été produites. Les tentatives débutaient pour stocker des antiatomes pendant un laps de temps suffisant pour en mesurer les caractéristiques. En 2011, une expérience a annoncé avoir produit et capturé des atomes d’antihydrogène pendant seize minutes, un temps suffisamment long pour pouvoir étudier leurs propriétés en détail. L’année suivante, la première mesure du spectre de l’antihydrogène était publiée. Depuis 2010, les expériences sur l’AD ont publié de nombreuses mesures des caractéristiques de l’antimatière, les comparant avec celles de la matière.
L’AD est aujourd’hui utilisé dans le cadre de plusieurs expériences qui étudient l’antimatière et ses propriétés: ALPHA, ASACUSA, ATRAP et BASE. Deux autres expériences, AEGIS et GBAR s’apprêtent à étudier l’effet de la gravité sur l’antimatière. GBAR sera la première expérience à exploiter les antiprotons préparés par le nouveau décélérateur ELENA.