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15 april 2015 | La Revue POLYTECHNIQUE 02/2015 | Science

La science et l’impossible

Michel Giannoni

La 14e rencontre «Physique et interrogations fondamentales» organisée par la Société Française de Physique s’est tenue le 22 novembre 2014 à la Bibliothèque nationale de France. Elle était consacrée à un thème passionnant: «la science et l’impossible». Des conférenciers de haut niveau, dont un Prix Nobel, ont présenté de brillants exposés.
Les rencontres «Physique et interrogations fondamentales» sont l’occasion, pour des spécialistes de formations très différentes, de confronter leurs points de vue sur des thèmes liés aux grandes questions de la science actuelle. Elles se situent à un niveau permettant à un public cultivé, mais non spécialisé, de suivre les exposés. Elles se tiennent tous les deux ans à Paris, dans le grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France, qui les co-organise avec la Société Française de Physique.

La 14e rencontre «Physique et interrogations fondamentales» s’est tenue le 22 novembre dernier. Elle a accueilli un large public pour écouter certaines des personnalités les plus éminentes du monde scientifique et de la physique en particulier, parler de ce qui n’est rien moins qu’un oxymore: la science et l’impossible.
 
La science rejette-t-elle l’impossible?
La science ayant pour objet l’étude des phénomènes naturels, rejette-t-elle hors de son champ ceux qui sont déclarés impossibles? Cette distinction ne vaut toutefois que si l’impossible est conçu comme une limite absolue et intangible. Or, les rapports de la science à l’impossible sont beaucoup plus complexes. Les frontières entre le possible et l’impossible constituent des horizons théoriques et expérimentaux en constante évolution.
Même quand les lois de la physique déterminent des impossibilités (le principe d’incertitude de Heisenberg, par exemple), celles-ci peuvent être relativisées ou modifiées dans un autre cadre théorique. Ainsi, la loi de la conservation de l’énergie rend impossible, en physique classique, la création d’énergie, alors que les inégalités de Heisenberg permettent de comprendre, en mécanique quantique, comment s’opère la désintégration d’un noyau atomique, qui viole la loi de conservation, à partir des fluctuations de l’énergie du vide. L’impossible est donc une voie originale pour aborder les enjeux du progrès des sciences en général et de la physique en particulier. La physique exige de connaître l’impossible pour comprendre et réaliser le possible.
 
Alexandre Koyré et la physique de Galilée
Philosophe et historien des sciences d’origine russe, Alexandre Koyré (1862-1964) estimait que la physique de Galilée consiste, en un sens, à expliquer le réel par l’impossible. Il prend pour exemple le principe d’inertie, qui permet de comprendre l’amortissement du mouvement des corps, alors même que le mouvement inertiel ne pouvait être observé à son époque et semblait donc impossible (il n’a pu être vérifié qu’en l’absence de frottement, c’est-à-dire dans le vide spatial).
Il est essentiel de comprendre ce mouvement de réactualisation permanente des frontières du réel, quand la physique parvient à réaliser ce qui paraissait autrefois impossible ou quand elle aboutit, à l’inverse, à ce que Maurice Merleau-Ponty appelait des «découvertes métaphysiques négatives», c’est-à-dire à des avancées scientifiques rendant caduques des possibilités métaphysiques jusque-là ouvertes.
 
Les divers sens de «l’impossible»
Afin de pouvoir comprendre ces dialectiques d’inversion entre le possible et l’impossible au cours de l’histoire de la physique, il faut distinguer les divers sens de «l’impossible». L’impossibilité logique et les limitations virtuelles des mathématiques ne se confondent pas avec les contours de l’impossibilité des théories physiques, qui n’est elle-même pas identique à l’impossibilité en termes d’existence biologique ou de réalisation technologique. Sans compter que les spéculations de la science-fiction planent, elles aussi, au-dessus de ces figures mouvantes de l’impossible, alimentant tant l’imagination que la réflexion.
 
Étienne Klein: l’art d’expliquer le réel par l’impossible
Physicien et docteur en philosophe des sciences, professeur à l’Ecole centrale, Étienne Klein a créé et dirige le laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Il a écrit de remarquables ouvrages sur l’origine de l’Univers1 et sur le concept physique du temps2.
Étienne Klein nous a fait comprendre en quel sens la physique constitue l’art d’expliquer le réel par l’impossible, dans la mesure où les lois de la physique sont en rupture avec l’observation et l’intuition.
 
Jean-Paul Delahaye: la preuve de l’impossible en mathématiques 
Mathématicien et logicien, titulaire d’un doctorat d’Etat en mathématiques et professeur à l’Université de Lille, Jean-Paul Delahaye a travaillé sur la théorie computationnelle des jeux et sur le hasard depuis 2004. Ses anciens thèmes de recherches étaient la théorie des transformations de suites et la programmation logique en lien avec l’intelligence artificielle. Il est signataire de l’Appel à la vigilance contre le néocréationnisme et les intrusions spiritualistes en science, publié en 2005.
Jean-Paul Delahaye a exposé l’intérêt des preuves d’impossibilité en mathématique et expliqué comment les théorèmes d’incomplétude de Gödel ont établi l’existence de propositions indécidables.
 
Gilles Cohen-Tannoudji: constantes universelles et limites du possible
Physicien théoricien, titulaire d’un doctorat d’Etat, Gilles Cohen-Tannoudji a passé toute sa carrière au Département de physique théorique des particules élémentaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Il poursuit des recherches en philosophie des sciences et sur la physique quantique. Il contribue à faire connaître l’œuvre du philosophe Ferdinand Gonseth, avec le concept d’horizon attaché à la connaissance philosophique ou scientifique.
Gilles Cohen-Tannoudji a exposé le rôle fondamental et fécond de l’impossible dans la construction de la théorie physique, en analysant comment les constantes universelles déterminent les limites du possible à l’horizon de la réflexion théorique.
 
Serge Haroche: l’expérience impossible: compter des photons sans les détruire
Co-lauréat du Prix Nobel de physique 2012 avec David Wineland, Serge Haroche est un spécialiste en physique quantique. Il dirige le groupe d’électrodynamique quantique en cavité au sein du laboratoire Kastler Brossel, qui dépend de l’École normale supérieure, de l’université Pierre-et-Marie-Curie et du CNRS.
Serge Haroche a poursuivi sur le versant expérimental cette relativisation de l’impossible par la physique, abordée par Gilles Cohen-Tannoudji, en montrant comment il a pu réaliser une «expérience impossible», à savoir compter des photons sans les détruire.
 
Philippe Marlière: engendrer des formes de vie inédites
Chercheur au Génopole d’Évry, le biologiste Philippe Marlière a fondé la société Isthmus active dans le domaine de la biologie synthétique et de la xénobiologie. Elle développe des biotechnologies destinées aux industries chimiques ainsi qu’aux secteurs de l’énergie et du traitement des déchets. Philippe Marlière a présenté les tenants scientifiques et les aboutissants technologiques de la xénobiologie, une sous-discipline de la biologie synthétique, qui vise la mise au point de formes de vie étrangères, du point de vue chimique et informationnel, à celles qui sont connues sur Terre.
 
Francis Rocard: le voyage vers Mars entre dans le domaine du possible
L’astrophysicien Francis Rocard, fils de l’homme politique Michel Rocard, est le responsable du programme d’exploration du système solaire au Centre national d’études spatiales (CNES). Il coordonne la mise en œuvre du programme d’exploration de Mars à travers les missions Mars Express, NetLander et de la sonde Cassini-Huygens en coopération avec l’Agence spatiale européenne et la NASA. Il supervise également Rosetta, la sonde mise en orbite autour de la comète Churyumov-Gerasimenko.
Francis Rocard a exposé l’état des recherches sur l’exploration du système solaire: comment le voyage vers Mars, longtemps tenu pour impossible, est entré dans le domaine du possible.
 
Roland Lehoucq: la science-fiction pour penser l’impossible
Au terme de ce parcours, Roland Lehoucq s’est tourné vers la science-fiction pour penser l’impossible. Cet astrophysicien travaille au Commissariat à l’énergie atomique de Saclay, sur la topologie cosmique. Il publie des livres de vulgarisation scientifique en partant d’ouvrages de fiction. A chaque fois, il se pose les questions: est-ce possible? Comment expliquer ce qui est raconté? Comment répondre à la contradiction apparente? Roland Lehoucq est connu notamment pour son livre Faire de la science avec Star Wars. Il est chroniqueur à la revue de science-fiction Bifrost et publie occasionnellement des articles de vulgarisation dans le magazine Pour la Science.
 
Penser l’impossible pour réaliser le possible
Une table ronde intitulée «Penser l’impossible pour réaliser le possible» a clôturé cette journée en questionnant les figures de l’impossible au sein de la société. La juriste Nathalie Goedert a exploré, au­-delà de l’adage «à l’impossible nul n’est tenu», les rapports complexes de la légalité et du possible. Le philosophe Alexeï Grinbaum a examiné dans quel sens l’éthique pourrait rendre impossible ce que la technique a rendu possible. Le spécialiste de la conception innovante Armand Hatchuel a analysé le statut original des innovations dont on ignore encore si elles relèvent du domaine du possible ou de l’impossible.
 

1  Discours sur l’origine de l’univers, Flammarion, 2010

2  Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Flammarion, 2007