05 september 2018 |
La Revue POLYTECHNIQUE
L’apparent calme intérieur des matériaux quantiques
Pour la première fois, des physiciens de l’UNIGE, de l’Université Grenoble Alpes, du CEA et du CNRS à Saclay et Grenoble ont confirmé une théorie sur les transitions de phase topologiques, un domaine de recherche initié par les prix Nobel de physique 2016. Ils ont pu apporter une confirmation expérimentale de la théorie de l’existence de deux jeux simultanés d’excitations topologiques et de leur compétition. Une petite révolution dans le monde mystérieux des propriétés quantiques.
Les transitions entre différentes phases de la matière font partie de notre vie quotidienne: l’eau qui gèle passe ainsi de l’état liquide à l’état solide. Mais certaines de ces transitions peuvent avoir une nature différente, liées aux propriétés d’excitations dites topologiques, qui font agir collectivement l’ensemble des particules.
Le composé BACOVO – un oxyde de baryum, de cobalt et de vanadium (BaCo2V2O8) – est un matériau quantique unidimensionnel, sur lequel se sont penchés des chercheurs de l’Université de Genève (UNIGE), du Commissariat à l’Énergie atomique et aux Énergies alternatives (CEA), du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’Université Grenoble Alpes (UGA), en collaboration avec des scientifiques des centres de neutronique de l’Institut Laue-Langevin (ILL) et de l’Institut Paul Scherrer (PSI). Ils ont découvert dans ce matériau, une nouvelle transition de phase topologique, non pas gouvernée par un seul, mais par deux types d’excitations topologiques. Ils ont également pu sélectionner lequel dominerait l’autre grâce à un champ magnétique et ainsi contrôler la transition. Leur recherche est parue dans la revue Nature Physics.
La structure en hélice du BACOVO: les atomes d’oxygène, représentés en rouge, sont organisés en octaèdres autour des atomes de cobalt situés en leur centre. Les flèches bleues représentent les petits moments portés par les atomes de cobalt, ordonnés de façon antiferromagnétique le long de la chaîne en hélice.
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Excitations topologiques dans un matériau quantique
Les chercheurs se sont appuyés sur les travaux des Prix Nobel de physique 2016 David Thouless, Duncan Haldane et Michael Kosterlitz, qui prédisent qu’un jeu d’excitations topologiques dans un matériau quantique est susceptible d’induire une transition de phase. De nombreuses théories ont été élaborées sur ces excitations topologiques, notamment sur la possibilité d’en confronter deux dans un seul et même matériau. Mais est-ce possible ? Et si oui, que se passerait-il ?
Les chercheurs ont pu apporter la première confirmation expérimentale de la théorie de l’existence de deux jeux simultanés d’excitations topologiques et de leur compétition. Une petite révolution dans le monde mystérieux des propriétés quantiques.
La théorie et l’expérience intimement liées
Les chercheurs du CEA, du CNRS et de l’UGA travaillaient sur ce matériau antiferromagnétique unidimensionnel aux propriétés particulières, qu’est le BACOVO. «Nous avons effectué différentes expériences sur cet oxyde, caractérisé par sa structure en hélice», expliquent Béatrice Grenier, Sylvain Petit et Virginie Simonet, chercheurs au CEA, au CNRS et à l’UGA. «Mais nous étions confrontés, dans nos résultats expérimentaux, à une transition de phase mystérieuse», ajoutent-ils.
C’est pourquoi leur équipe a fait appel à celle de Thierry Giamarchi, professeur au Département de physique de la matière quantique de la Faculté des sciences de l’UNIGE. «À partir de leurs résultats, nous avons établi des schémas théoriques capables de les interpréter», explique le physicien genevois. Ces modèles théoriques ont ensuite été testés par de nouvelles expériences, afin de les valider.
Création du «modèle standard»
L’objectif était donc de comprendre comment fonctionnent les propriétés quantiques du BACOVO, notamment ses excitations topologiques. «Pour cela, nous avons utilisé la diffusion des neutrons. Cela signifie que nous envoyons un faisceau de neutrons sur le matériau. Les neutrons se comportent comme des petits aimants qui interagissent avec ceux du BACOVO selon une stratégie dite «perturber pour révéler», qui nous permet de comprendre leurs propriétés», explique Quentin Faure, doctorant à l’Institut Nèel du CNRS et à l’Institut nanosciences et cryogénie (CEA/UGA).
Lorsque le modèle développé par l’UNIGE concorde avec l’expérience, il devient le «modèle standard» du matériau. «Et effectivement, le modèle que nous avons établi avec Shintaro Takayoshi – un chercheur au Département de physique de la matière quantique de la Faculté des sciences de l’UNIGE – a prédit exactement le résultat de l’expérience !», s’exclame Thierry Giamarchi.
Un matériau aux propriétés inattendues
Mais cette expérience a permis une découverte que les scientifiques n’avaient pas anticipée. «Après avoir établi le «modèle standard» du BACOVO, nous avons observé des propriétés inattendues», s’enthousiasme Shintaro Takayoshi. En effet, une fois placé dans un champ magnétique, le BACOVO développe un deuxième jeu d’excitations topologiques qui est en compétition avec le premier, confirmant ainsi des théories des années 70-80 construites grâce au domaine ouvert par les travaux des nobélisés.
«En plus de prouver l’existence de cette confrontation de deux jeux d’excitations topologiques au sein d’un même matériau – du jamais vu –, nous avons été en mesure de contrôler expérimentalement quel jeu domine l’autre», ajoute le chercheur genevois.
De l’hypothèse à l’expérience vérifiée
Ce qui n’était au départ qu’une hypothèse théorique est ainsi devenue une expérience vérifiée. Grâce à un travail d’analyse poussé sur le BACOVO, les scientifiques de l’équipe ont prouvé que deux jeux d’excitations topologiques entrent en confrontation directe dans un même matériau et contrôlent son état.
En fonction du jeu dominant, cette confrontation conduit ainsi à une transition de phase quantique. De plus, les scientifiques ont été en mesure de contrôler quel jeu l’emporte, pouvant ainsi régler à loisir l’état de la matière du BACOVO. «Ces résultats ouvrent de nouvelles possibilités dans la recherche en physique quantique», affirme Thierry Giamarchi. «Certes, nous en sommes encore au niveau fondamental, mais c’est par ce genre de découverte que chaque jour nous nous rapprochons de l’application des propriétés quantiques des matériaux, et pourquoi pas de l’ordinateur quantique», conclut-il.
Prof. Thierry Giamarchi
UNIGE – Département de physique de la matière quantique
Tél. 022 379 63 63
Thierry.Giamarchi@unige.ch