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01 april 2018 | La Revue POLYTECHNIQUE

Noir comme l’ébène

À l’instar de nombreux autres bois tropicaux, l’ébène est une espèce menacée dont l’exploitation, notamment pour la fabrication d’instruments de musique, pose de nombreux défis. Un substitut à cette ressource s’impose donc. C’est là qu’intervient «Swiss Wood Solutions», une entreprise dérivée de l’Empa. Son produit baptisé «Swiss Ebony», élaboré à partir d’érable sycomore suisse modifié, possède les mêmes propriétés que l’ébène, tout en offrant une solution durable et parfaitement légale.
Un jeune violoniste atterrit à l’aéroport de Berlin, avec son délicat et coûteux instrument dans ses bagages, prêt à monter sur scène le lendemain soir. Arrêt au service de douane. Une heure plus tard, le voilà qui ressort de l’aéroport dépouillé de son violon, ce dernier ayant été confisqué. Explication: comme bon nombre de violons, l’instrument du jeune musicien est muni d’une pièce de raccordement et d’une touche en ébène, une essence de bois tropical inscrite sur la liste de la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction).

En vertu de cette réglementation, l’importation d’ébène est interdite si la provenance licite du matériau ne peut être démontrée aux autorités douanières. Outre le matériau de base, certains pays parmi les 183 qui ont ratifié la convention CITES, réglementent également les produits finis, dont les instruments de musique. En conséquence, nombre de musiciens sont désormais réticents à l’idée de voyager avec leurs instruments, en raison du risque trop élevé de rencontrer des problèmes à la douane. Et si un grand nombre d’instruments a ainsi déjà été saisi, voyager n’est pas le seul problème. Toute personne qui pratique le commerce de tels instruments est en effet, elle aussi, passible de poursuites si elle ne peut prouver la provenance licite de la matière première. La simple mise en vente de ces produits sur une plate-forme Internet peut suffire à déclencher un signalement aux autorités.
 
Un violon avec une touche en «Swiss Ebony». (Illustration: Wilhelm Geigenbau AG, Suhr)

 
 

Les alternatives à l’ébène
Revenons à notre jeune violoniste. Il aimerait bien pouvoir poursuivre sa tournée avec son instrument de haute qualité. Et bien entendu, il préférerait pouvoir passer la douane sans encombres. Qui plus est, il veut avoir l’assurance de pouvoir revendre son précieux instrument en toute légalité, si besoin est. Le problème est qu’aucun certificat n’atteste la provenance du bois à partir duquel son violon a été confectionné. Son luthier lui explique qu’il lui est impossible de renoncer à l’ébène. Les excellentes propriétés de dureté, d’ouvrabilité et de qualité acoustique de ce bois tropical sont indispensables à la fabrication d’instruments à cordes. À ces qualités physiques s’ajoute l’attrait visuel de sa teinte sombre, un atout que le hêtre et l’érable suisses sont loin de posséder.
 
Un procédé permettant de modifier les essences de bois suisses
C’est là qu’interviennent les chercheurs de l’Empa et de l’EPFZ, cofondateurs de la start-up «Swiss Wood Solutions», qui ont découvert un moyen de modifier les essences de bois suisses de sorte qu’elles présentent les même propriétés que certaines espèces de bois tropicaux en voie de disparition, comme l’ébène ou le grenadille. Ce dernier est principalement utilisé pour la fabrication de clarinettes et de hautbois.
Pour les besoins de ce procédé, l’érable suisse issu de la foresterie durable est découpé et trempé dans une solution aqueuse. Le bois est ensuite soumis à un procédé de dessiccation et de compression au moyen d’une presse chauffante, qui confère au bois ses propriétés si essentielles dans le domaine de la lutherie. Dans le cas d’une clarinette, par exemple, la densité de bois requise est légèrement inférieure à celle d’un manche de violon. Les caractéristiques de teinte et de conduction acoustique diffèrent elles aussi, comme l’explique Oliver Kläusler, président de Swiss Wood Solutions: «Notre procédé nous permet de déterminer nous-mêmes ces paramètres. Dès lors, le fabricant de violons peut affiner l’instrument avec une grande précision».
 
Cordier de violoncelle en «Swiss Ebony», non teinté mais présentant déjà les propriétés physiques de l’érable.

 
 

Des essais concluants
Swiss Wood Solutions n’est pas la première entreprise à se spécialiser dans les solutions alternatives à l’emploi de bois tropicaux. Certains matériaux similaires, comme les bois composites synthétiques ou la fibre de carbone, existent déjà. Au printemps 2017, Oliver Kläusler a donc procédé à des essais, en confiant à des musiciens professionnels et à des apprentis, le soin de comparer directement ces matériaux. Le verdict est encourageant: le «Swiss Ebony» arrive à quasi égalité avec l’ébène véritable.
Le luthier Boris Haug, de Suhr, a utilisé ce matériau dans la fabrication de cordiers destinés à des instruments professionnels, lesquels ont ensuite été mis à l’épreuve du jeu durant plusieurs semaines. «L’une des musiciennes ne voulait plus nous rendre notre prototype pour violoncelle et nous a proposé de l’échanger avec son cordier en ébène de très haut de gamme», confie Oliver Kläusler.
En termes de coût également, ce substitut de l’ébène rivalise avec son homologue naturel. Mais Oliver Kläusler et son équipe cherchent à réduire encore davantage les coûts de production, et s’efforçant particulièrement à rendre le procédé de fabrication plus écologique et durable.
Pour l’heure, Swiss Wood Solutions se met en quête d’investisseurs désireux de lancer le produit sur le marché. Jusqu’à présent, la mise au point a été financée par deux subventions versées par la fondation Gebert Rüf. En outre, la société dérivée a reçu le soutien de différents acteurs commerciaux du secteur, dont des experts de la Commission pour la technologie et l’innovation (CTI), de l’incubateur glaTec de l’Empa, ainsi que de Venture Kick.
 
Le nouveau matériau: une pièce de bois en «Swiss Ebony», à base d’érable sycomore suisse modifié.

 
 

Au-delà de la musique
L’ébène suisse pourrait, à l’avenir, voir son usage s’étendre à la fabrication d’autres produits de la vie courante, tels que des composants d’horlogerie, des queues de billard ou des manches de couteaux. Comme l’ont révélé les entretiens avec des clients potentiels, ces secteurs d’activité sont confrontés à des défis similaires à ceux du marché des instruments de musique. Parallèlement, la société dérivée travaille à l’élaboration d’une nouvelle méthode de coloration de ses produits en bois qui devrait, elle aussi, ouvrir de nouvelles applications potentielles pour ce matériau.
«Pour l’instant, cela reste toutefois un projet chimérique», avoue Oliver Kläusler. L’objectif immédiat est d’équiper les musiciens avec des instruments de qualité supérieure. De façon durable et écologique. Quant aux orchestres, ils pourraient enfin reprendre le chemin des tournées mondiales accompagnés de leurs instruments de maître, l’esprit délesté de leurs soucis actuels.
 
Oliver Kläusler
Applied Wood Materials
Tél. 058 765 45 53
oliver.klaeusler@empa.ch