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04 november 2016 | La Revue POLYTECHNIQUE

Un prototype de démonstration pour la détection de neutrinos

Stefania Pandolfi*

Au cours des deux dernières décennies, la physique du neutrino a connu un essor considérable avec, en particulier, la confirmation que les neutrinos ont une masse et qu’ils sont décrits par trois états distincts. Des activités intenses ont lieu dans ce cadre au CERN. Parallèlement à la rénovation du détecteur ICARUS, un autre projet avance à grands pas vers sa finalisation: WA105.
WA105, dont l’assemblage au CERN a désormais bien avancé, est un prototype de démonstration d’une chambre à projection temporelle remplie d’argon liquide double phase (DLAr-TPC), mesurant 3 x 1 x 1 m et pesant 25 t.

Ce dispositif a été conçu dans le but de résoudre les problèmes technologiques auxquels sera confrontée la prochaine génération de détecteurs de neutrinos, dont les dimensions doivent être gigantesques pour permettre d’étudier minutieusement leurs oscillations. DUNE (Deep Underground Neutrino Experiment), un nouveau grand projet international d’expérience souterraine, sera composé de quatre détecteurs de ce type, mesurant chacun approximativement 60 x 12 x 12 m, c’est-à-dire 50 fois la taille d’ICARUS.
 
La technologie double phase
La technologie double phase a été développée par le groupement européen LAGUNA-LBNO, qui a bénéficié des travaux de R&D menés par l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) pendant plus de dix ans.
Une chambre à argon liquide double phase (DLAr) comprend une zone d’argon gazeux au-dessus de la zone d’argon liquide habituelle. Les électrons issus du processus d’ionisation dérivent à travers le volume du détecteur et sont accélérés par un fort champ électrique, qui les dirige vers la zone gazeuse située dans la partie supérieure du cryostat. Là, de grands multiplicateurs d’électrons (LEM) amplifient le signal d’un facteur 20 environ (c’est-à-dire que pour chaque électron arrivant, vingt électrons sont produits), tandis qu’un plan anodique multicouche recueille les particules chargées et permet de reconstituer l’événement en trois dimensions.
Ce type de détecteur présente plusieurs avantages techniques par rapport aux détecteurs utilisé par ICARUS, à savoir des chambres à projection temporelle remplies d’argon liquide d’une seule phase. Les électrons peuvent être déviés sur une plus longue distance, la chambre résiste bien aux sources de bruit électronique de l’environnement, et la reconstitution tridimensionnelle de l’événement est plus efficace, car les signaux de la charge amplifiée peuvent être partagés entre deux surfaces de recueil de charge indépendantes.
 
Mise en place du cryostat du projet WA105.  (Illustration: Maximilien Brice/ CERN)
 

Le défi des cryostats
L’autre défi, en matière d’ingénierie, était lié aux cryostats de la prochaine génération de détecteurs géants de neutrinos. La solution est venue de la technologie utilisée dans les cargos transportant du gaz naturel liquéfié.
Le CERN collabore avec l’entreprise française Gaztransport & Technigaz (GTT), qui détient le brevet d’un système de contention semblable à une membrane, dans lequel deux enveloppes cryogéniques contiennent et isolent le chargement de gaz naturel liquéfié. Ce système a l’avantage d’être modulaire et de pouvoir être assemblé de manière à accueillir un volume important.
«Pour le système cryogénique, nous avons aussi bénéficié du savoir-faire existant de longue date au CERN dans ce domaine, ainsi que de l’étroite collaboration entre les équipes chargées de la cryogénie au CERN et au Fermilab», explique André Rubbia, porte-parole du projet WA105 et co-porte-parole de la collaboration DUNE. «Pour que la chambre à projection temporelle puisse fonctionner correctement et faire dériver les électrons sur de longues distances, l’argon liquide doit avoir un degré de pureté extrême, d’un niveau supérieur à 0,1 ppb. La membrane du cryostat est essentielle pour isoler le volume et le protéger de la pénétration de l’air ambiant. Un système de purification cryogénique efficace est nécessaire pour empêcher la contamination à partir de matériaux internes», poursuit-il.
 
Le prototype WA105 bientôt prêt à fonctionner
Le prototype de démonstration WA105 a récemment été placé dans le cryostat. Il est prévu qu’il soit prêt à fonctionner en octobre 2016. Il s’agira d’une étape très importante pour cette chambre DLAr-TPC, le dispositif n’ayant jusqu’ici été testé que sur des prototypes contenant un maximum de 250 l. La prochaine étape consistera à tester pour DUNE un prototype plus grand (300 t) avec des systèmes d’ingénierie à échelle réelle, dans l’annexe de l’installation de test EHN1 actuellement en construction dans la zone Nord du CERN.
 
La rénovation du détecteur ICARUS
Une grosse boîte, brillante, mesurant 4 m de hauteur sur 20 de longueur: c’est ICARUS, un magnifique détecteur arrivé au CERN il y a un an et demi, et qui fait l’objet d’une rénovation complète. Ce dispositif de 760 t, rempli d’argon liquide, dont la technologie a été proposée pour la première fois par Carlo Rubbia en 1977, se trouvait auparavant en Italie, au Laboratoire du Gran Sasso de l’INFN (Istituto nazionale di fisica nucleare). De 2010 à 2014, il a servi à étudier les oscillations de neutrinos à partir d’un faisceau produit au CERN.
Après sa rénovation, qui doit durer au moins jusqu’à fin 2016, ICARUS sera envoyé à Chicago pour y commencer une nouvelle vie. Là, le Fermilab l’intégrera à son programme neutrino courte distance (SBN), consacré à l’étude des neutrinos stériles (cf. encadré).
 
L’une des deux chambres à projection temporelle d’ICARUS rénovée dans une salle blanche du CERN. (Illustration: Maximilien Brice/ CERN)

 
La plate-forme neutrino
La rénovation d’ICARUS, conduite en collaboration avec l’INFN et le Fermilab, est un volet du projet de plate-forme neutrino du CERN (CENF), lancé en 2014, conformément aux recommandations de la stratégie européenne pour la physique des particules. «La plate-forme neutrino rassemble une communauté dont les membres sont éparpillés aux quatre coins du monde», commente Marzio Nessi, chef de projet pour le programme neutrino du CERN. «Le CERN a consacré des ressources considérables à la R&D dans tous les aspects de la recherche sur les neutrinos, et ICARUS est le premier à bénéficier de ce programme, en vue de sa rénovation», poursuit-il.
 
Deux modules remplis d’argon liquide
Le détecteur ICARUS est constitué de deux modules remplis d’argon liquide d’une grande pureté. Dans chaque module, un plan cathodique est associé à des chambres à fils pour former une chambre à projection temporelle (TPC). Lorsque le volume est parcouru par une particule énergétique, celle-ci produit un rayonnement ionisant sur son passage. Les électrons ainsi créés dérivent vers les côtés des détecteurs, où trois plans de fils parallèles enregistrent leur moment d’arrivée et leur position. En combinant la position de ces électrons avec leur durée de dérive, établie à l’aide de photomultiplicateurs placés après les plans de fils, il est possible de reconstituer une image en trois dimensions de l’événement.
 
Des photomultiplicateurs de nouvelle génération
La campagne de rénovation touche plusieurs parties de l’expérience. Des photomultiplicateurs de nouvelle génération, plus efficaces, ont été installés. Ces éléments sont essentiels, car la pulsation du faisceau de neutrinos du Fermilab, qui enverra des neutrinos vers la chaîne de détecteurs du programme neutrino courte distance, ne prend que quelques microsecondes, tandis que la durée de dérive des électrons dans la chambre se compte en millisecondes. Dans l’intervalle, d’autres particules, comme les rayons cosmiques, peuvent traverser le détecteur et s’accumuler dans le système de lecture. Les photomultiplicateurs pourront éliminer les événements indésirables, sans rapport avec le faisceau.
De plus, étant donné que la particule ionisante libère une quantité d’électrons extrêmement faible, des composants électroniques de grande qualité sont essentiels pour distinguer ces derniers du bruit de fond. L’électronique a été complètement repensée dans les laboratoires de l’INFN; ainsi, on dispose de nouveaux amplificateurs de signaux et d’un meilleur rapport signal-bruit.
En outre, le plan cathodique métallique situé au milieu du détecteur a été lissé au millimètre près pour garantir une uniformité parfaite du champ électrique. C’est important si l’on veut réussir à mesurer l’impulsion, par le biais d’une diffusion multiple des particules à forte énergie qui s’échappent du détecteur.
 
Le cryostat d’ICARUS est pivoté pour que la soudure en aluminium puisse être effectuée à plat. (Illustration: Maximilien Brice/ CERN)
 

Un double système de recyclage
Le système assurant la recirculation et la purification de l’argon a également été amélioré. Afin d’empêcher les électrons d’ionisation de se recombiner avec des impuretés ambiantes (surtout de l’oxygène, du dioxyde de carbone et des molécules d’eau), il faut un degré élevé de pureté, d’un niveau supérieur à 0,1 ppb. ICARUS possède un double système de recyclage, qui a été rénové par le groupe Cryogénie du CERN.
«Améliorer les performances d’un détecteur qui fonctionnait déjà très bien dans le laboratoire souterrain du Gran Sasso a été extrêmement exigeant à bien des égards», explique Claudio Montanari, coordinateur technique d’ICARUS. «En effet, pour qu’il puisse être pleinement opérationnel en surface, il nous a fallu repenser de nombreux aspects, comme l’acquisition de données, l’élimination du bruit de fond, la synchronisation et la reconstruction des événements», ajoute-t-il.
 
Les soudures en aluminium: un véritable défi
L’ingénierie du cryostat constitue un deuxième volet, tout aussi essentiel, du projet de rénovation. Il a été décidé de construire le cryostat en aluminium, principalement pour des raisons logistiques, mais cette décision s’accompagne de nombreux défis.
Tout d’abord, il est souvent plus complexe de réaliser une soudure en aluminium plutôt qu’en acier inoxydable, car elle doit être faite à plat pour que son efficacité soit optimale. Ensuite, la soudure doit être d’une grande qualité, afin d’éviter d’introduire des impuretés dans l’appareil. Enfin, le module du cryostat est à peine plus grand que le détecteur: sur une longueur de 20 m, la tolérance est de l’ordre de quelques millimètres.
Le groupe Ingénierie mécanique et des matériaux du CERN, sous la direction de Francesco Bertinelli, se charge de pré-assembler les panneaux extrudés de 4 m sur 4, de les juxtaposer et de les souder par point avec quelques nervures de soutien.
Dans le but d’obtenir une soudure propre et de bonne qualité, l’équipe va faire pivoter l’ensemble du cryostat pré-assemblé, comme sur une broche géante, pour pouvoir toujours souder à plat. À la fin du processus, qui prendra plusieurs mois, le cryostat sera prêt à accueillir le détecteur. «Les travaux d’assemblage du cryostat illustrent parfaitement la manière dont se fait le travail d’équipe au CERN», souligne Francesco Bertinelli. «Les membres du groupe sont très différents les uns des autres de par leur profil, leurs compétences, leur nationalité, leur culture et leur langue, mais nous travaillons tous en étroite collaboration pour atteindre notre but commun», poursuit-il.
Quand le cryostat sera prêt, il faudra le sortir du bâtiment où il se trouve actuellement, l’amener en face de la salle blanche abritant le détecteur et assembler les deux parties. Début 2017, un convoi exceptionnel le transportera jusqu’au Fermilab, où il commencera une nouvelle aventure.
 
Le programme neutrino courte distance (SBN)
Le programme neutrino courte distance a été approuvé à la suite des résultats inattendus obtenus par les expériences effectuées sur le détecteur de neutrinos à scintillateur liquide (LSND) au Laboratoire national de Los Alamos et par l’expérience MiniBooNE du Fermilab au cours des dernières décennies. Ces résultats ne concordent pas avec le modèle standard de la physique des particules, qui ne comporte que trois types («saveurs») de neutrinos.
En effet, l’expérience LSND a signalé des indices de l’existence d’un quatrième type de neutrino; quant à l’expérience MiniBooNE, elle a observé, avec la même ligne de faisceau qui sera utilisée pour le programme SBN, un excès d’événements de particules à basse énergie. Certaines théories attribuent ce comportement des neutrinos, étrange à première vue, à la présence d’une quatrième saveur, stérile, de neutrino. Les expériences du programme neutrino courte distance visent à lever le voile sur ce mystère.
 

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