20 janvier 2016 |
La Revue POLYTECHNIQUE 11/2015 |
Linguistique
De la féminisation des noms de métiers, de fonctions, de grades et de titres
Michel Giannoni
En 1984, après que le gouvernement français eut pris une première initiative en faveur de la féminisation des titres et fonctions et, d’une manière générale, du vocabulaire concernant les activités des femmes, l’Académie française, fidèle à la mission que lui assignent ses statuts depuis 1635, fit publier une déclaration rappelant le rôle des genres grammaticaux en français. En voici quelques extraits.
Les professeurs Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss, auxquels l’illustre institution avait confié la rédaction de ce texte, concluaient ainsi:
«En français, la marque du féminin ne sert qu’accessoirement à rendre la distinction entre mâle et femelle. La distribution des substantifs en deux genres institue un principe de classification, permettant éventuellement de distinguer des homonymes, de souligner des orthographes différentes, de classer des suffixes, d’indiquer des grandeurs relatives, des rapports de dérivation, et favorisant, par le jeu de l’accord des adjectifs, la variété des constructions nominales. Tous ces emplois du genre grammatical constituent un réseau complexe où la désignation contrastée des sexes ne joue qu’un rôle mineur. Des changements, faits de propos délibéré dans un secteur, peuvent avoir sur les autres des répercussions insoupçonnées.»
Cette analyse était donc accompagnée, voici plus de trente ans, d’un avertissement dont il n’a été tenu aucun compte. Un catalogue de métiers, titres et fonctions systématiquement et arbitrairement «féminisés» a été publié par la Documentation française, avec une préface du Premier ministre. La presse, la télévision ont suivi avec empressement ce qui pouvait passer pour une directive régalienne et légale. Or, peu de temps avant, la Commission générale de terminologie et de néologie, officiellement saisie par le Premier ministre, avait remis à celui-ci un rapport dans lequel elle déconseillait formellement la féminisation des noms de titres, grades et fonctions, par distinction avec les noms de métiers, dont le féminin découle de l’usage même. De ce rapport, le gouvernement n’a pas non plus tenu compte, alors qu’aucun texte ne lui donne le pouvoir de modifier de sa seule autorité le vocabulaire et la grammaire du français.
Sans revenir sur les arguments qu’elle exposait en 1984 et auxquels elle reste attachée, l’Académie française déplore les dommages que l’ignorance de cette doctrine inflige à la langue française et l’illusion selon laquelle une grammaire «féminisée» renforcerait la place réelle des femmes dans la société.
Valeur collective et générique du genre masculin
Il est inutile, pour désigner un groupe de personnes composé d’hommes et de femmes, de répéter le même substantif ou le même pronom au féminin puis au masculin. «Les électrices et les électeurs», «les informaticiennes et les informaticiens», «toutes celles et tous ceux» sont des expressions qui ne disent rien de plus que «les électeurs», «les informaticiens», «tous ceux». Ils ne font qu’alourdir le propos.
On évitera également d’indiquer entre parenthèses ou après une barre oblique la marque du féminin: «les adhérent(e)s», «les animateurs/trices», etc. De même au singulier, lorsque le masculin revêt un sens générique, de telles surcharges («recrutement d’un/une technicien(ne) diplômé(e)», etc.) n’apportent aucune information supplémentaire et gênent considérablement la lecture. Au surplus, elles s’opposent à la règle, très générale en français, de l’accord du pluriel au masculin. Il est impossible et serait ridicule d’écrire: «le fauteuil et la table sont blanc(he)s» !
Ces redondances et ces lourdeurs révèlent sans doute que, dans l’esprit de certains, le masculin est devenu un genre marqué au même titre que le féminin, et ne peut plus désigner que des personnes de sexe masculin. C’est ainsi que la féminisation peut introduire un déséquilibre dans les structures mêmes de la langue et rendre malaisée la formulation des phrases les plus simples. Elle peut aussi avoir des effets pervers: le substantif secrétaire, par exemple, est uniquement masculin lorsqu’il désigne un haut fonctionnaire. Si cette personne est une femme, on doit s’adresser à elle par la formule «Madame le secrétaire». Féminiser abusivement ce terme en fait une employée chargée de travaux dactylographiques, du classement de documents ou du standard téléphonique !
Néologismes – des règles souvent arbitraires
L’application ou la libre interprétation de «règles» de féminisation édictées, de façon arbitraire par certains organismes français ou francophones, a favorisé l’apparition de nombreux barbarismes.
Il convient tout d’abord de rappeler que les seuls féminins français en -eure (prieure, supérieure...) sont ceux qui proviennent de comparatifs latins en -or. Aussi faut-il éviter des néologismes tels que professeure, ingénieure, auteure, docteure, proviseure, procureure, rapporteure, réviseure, etc. Certaines formes, parfois rencontrées, sont d’autant plus absurdes que les féminins réguliers correspondants sont parfaitement attestés. Ainsi chercheure à la place de chercheuse, instituteure à la place d’institutrice.
On se gardera de même d’user de néologismes comme agente, maîtresse de conférences, écrivaine, autrice... Le comble du ridicule étant atteint avec la fameuse cheffe si prisée en Suisse romande, d’autant plus que les noms en –f ont un féminin en –ve et non pas en –ffe (actif, active, sportif, sportive, nocif, nocive, bref, brève). Si l’on voulait vraiment imaginer un féminin à chef, ce ne pourrait être que chève ! Encore une chance que l’armée ne nous affuble pas de caporale, de sergente-majore, de lieutenante ou de colonelle. Ni la marine de matelote ! Et comment devrait-on appeler une marchande à la sauvette ? Une camelote ?L’oreille autant que l’intelligence grammaticale devraient prévenir de telles aberrations lexicales. On ne va tout de même pas affirmer que le mot «gens» est hermaphrodite car il est féminin si l’adjectif le précède (les vieilles gens) et masculin dans tous les autres cas !
Enfin, seul le genre masculin, qui est le genre non marqué (il a en effet la capacité de représenter les éléments relevant de l’un et de l’autre genre), peut traduire la nature indifférenciée des titres, grades, dignités et fonctions. Il faut donc proscrire les termes chevalière, officière (de tel ordre), députée, sénatrice, etc.
Préserver des dénominations collectives et neutres
Comme l’Académie française le soulignait déjà en 1984, l’instauration progressive d’une réelle égalité entre les hommes et les femmes dans la vie politique et économique rend indispensable la préservation de dénominations collectives et neutres, donc le maintien du genre non marqué chaque fois que l’usage le permet. Le choix systématique et irréfléchi de formes féminisées établit au contraire, à l’intérieur même de la langue, une ségrégation qui va à l’encontre du but recherché.
Les fonctionnaires de nos administrations n’ont donc aucune légitimité pour modifier à leur guise les règles de l’Académie française, d’autant plus qu’ils le font pour des raisons essentiellement politiques, voire électorales !
Les mots n’ont pas de sexe
Les mots n’ont pas de sexe, ils ont un genre, qui peut être masculin ou féminin, voire les deux à la fois, et même neutre dans certaines langues. En voici deux définitions:
- Catégorie grammaticale fondée sur la répartition des noms en deux ou trois classes (masculin, féminin, neutre) selon un certain nombre de propriétés formelles (genre grammatical) auxquelles on associe le plus souvent des critères sémantiques relevant de la représentation des objets du monde (genre naturel). (Larousse)
- En grammaire et en linguistique, le genre est un trait grammatical permettant de répartir certaines classes lexicales en un nombre fermé de catégories répondant très vaguement à des critères liés au sexe, pour les mots représentant des animés. (Wikipedia)
Le genre n’est donc pas directement lié au sexe. En effet, l’auteur de ces lignes ne s’offusquera pas d’être «une» personne (et non pas un person), par plus qu’un soldat ne se sentira humilié d’être «une» sentinelle (plutôt qu’un sentineau). Et le taux de testostérone de Schwarzenegger n’a pas chuté depuis qu’il est devenu «une» star, ni celui de Johnny Halliday parce qu’il est «une» idole. Même son altesse royale le prince Albert de Monaco n’a pas contesté son titre dont le genre est féminin ! Et les jeunes Allemandes ne sont pas asexuées parce que la règle veut que dans cette langue, les diminutifs soient neutres !
L’Académie française
Fondée en 1634 sous le règne de Louis XIII, l’Académie française se compose de quarante membres élus par leurs pairs. Intégrée à l’Institut de France lors de la création de celui-ci le 25 octobre 1795, elle est la première de ses cinq académies. Elle a pour tâche de composer le Dictionnaire de l’Académie française, dont la première édition a été publiée en 1694, la neuvième étant en cours d’élaboration.
L’Académie française rassemble des personnalités marquantes de la vie culturelle: poètes, romanciers, hommes de théâtre, critiques, philosophes, historiens et scientifiques, mais aussi des militaires de haut rang, des hommes d’État et des dignitaires religieux.
L’Académie française est une institution dont la mission est de normaliser et de perfectionner la langue française, de lui donner des règles, de la rendre compréhensible par tous, d’étudier et d’enregistrer toutes les variations de tournures, de prononciation et d’orthographe, puis d’en dégager la forme la plus cohérente qui puisse servir de norme aux imprimeurs, aux rédacteurs des lois et des documents administratifs, ainsi qu’aux enseignants de tous niveaux.
L’Académie française détient de fait un pouvoir moral dans le domaine de la langue; on la considère, en raison de son Dictionnaire en constante reconstruction, comme une autorité naturelle pour décider du bon usage en matière de langue française: nomenclature des mots, orthographe et règles de grammaire.
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