Des dizaines de milliards de francs pour le réseau électrique
Pierre Cormon, Entreprise Romande
Le tournant énergétique implique non seulement le passage aux énergies renouvelables, mais aussi l’adaptation du réseau électrique, nécessitant des investissements massifs. Traditionnellement, les réseaux étaient simples à gérer, avec une production centralisée. Cependant, les énergies éolienne et solaire, dispersées et fluctuantes, demandent des réseaux capables de gérer la production et la consommation en temps réel. Les excédents peuvent être stockés par pompage-turbinage ou transformés en hydrogène, bien que ces solutions soient encore limitées. Les batteries actuelles sont insuffisantes pour les grandes quantités d’électricité. Pour diminuer les pics de production, les installations photovoltaïques sont souvent bridées et des tarifs variables peuvent influencer la demande. Les compteurs intelligents (smart meters) permettent de nouveaux services, optimisant la consommation en fonction des prix. Cependant, ce développement exige une standardisation technologique et des investissements colossaux, posant des défis environnementaux et économiques importants.
Quand on parle du tournant énergétique, on pense surtout au remplacement des énergies fossiles par les nouvelles énergies renouvelables. Une autre dimension, plus méconnue, a cependant une importance cruciale: l’adaptation du réseau électrique. Des investissements se chiffrant en dizaines de milliards de francs seront nécessaires pour lui permettre d’accompagner l’essor du photovoltaïque et de l’éolien. C’est ce qui est ressorti d’une table ronde qui s’est tenue lors du salon Energissima à Bulle, le 18 avril.
Les réseaux électriques traditionnels étaient relativement faciles à gérer. De grandes centrales produisaient le courant en fonction des besoins et l’envoyaient dans le réseau à haute et très haute tension, conçu pour cela. Il ne circulait que dans une direction. L’éolien, et surtout le photovoltaïque, changent complètement la donne. La production est éparpillée dans une multitude de petites installations reliées aux réseaux de moyenne et basse tension, qui n’ont pas été conçus dans ce but.
Une maison équipée de panneaux photovoltaïques produit ainsi l’équivalent de plusieurs fois sa consommation un jour d’été de grand soleil, et ses voisines aussi. Le réseau local doit être en mesure de l’absorber, et de gérer du courant circulant dans les deux directions. Cela peut nécessiter de renforcer les lignes et de changer des transformateurs.
Intermittence
De plus, les installations éoliennes et solaires ne produisent pas nécessairement quand on en a besoin, mais quand la météo le permet. Elles injectent donc parfois plus de courant que nécessaire dans le réseau et parfois pas assez, alors que la production est insuffisante et que l’on doit importer de l’électricité des pays voisins. Or, si la production n’est pas égale en permanence à la consommation, le réseau risque la rupture. Les opérateurs doivent trouver un moyen d’équilibrer les deux facteurs de l’équation en temps réel.
L’idéal serait de pouvoir stocker l’électricité excédentaire. On est cependant encore loin de pouvoir le faire à grande échelle, de manière économique. Une technique déjà employée est le pompage-turbinage (on utilise l’électricité excédentaire pour remonter de l’eau dans des barrages de montagne, et on la turbine quand on en a besoin). Cela requiert cependant des installations extrêmement chères, très longues à construire, et les capacités sont limitées. On peut aussi utiliser l’électricité excédentaire pour produire de l’hydrogène vert, qui peut être utilisé tel quel ou pour produire d’autres vecteurs d’énergie (méthanol, biométhane, ammoniaque, etc.). Cette approche n’en est cependant encore qu’au stade expérimental, alors que les capacités de production de courant photovoltaïque et éolien croissent rapidement.
Quant aux batteries, elles conviennent à de petites quantités d’électricité, mais pas à celles auxquelles le réseau devra faire face. Toutes ces technologies impliquent également des pertes. On ne retire jamais autant d’énergie qu’on en a stocké – la différence se compte en dizaines de pourcents.
Digue
On peut atténuer le problème en diminuant les pics de production du photovoltaïque et de l’éolien. Le réseau électrique est comme une digue: il doit être dimensionné pour faire face à la situation la plus extrême – le niveau maximum d’eau dans un cas, le maximum de courant transporté dans l’autre. La différence, c’est que l’on ne peut pas influencer le niveau de l’eau, alors que l’on peut agir dans une certaine mesure sur la production d’électricité.
Les installations photovoltaïques sont ainsi généralement bridées. Cela permet d’éviter de devoir dimensionner leur raccordement en fonction d’un pic de production qui ne se produirait que quelques jours par année.
Les distributeurs peuvent aussi influencer la demande. La loi qui sera soumise au suffrage populaire le 9 juin leur permettra de proposer des tarifs variant selon l’offre et la demande de courant, comme le fait déjà le Goupe E avec son tarif Vario. Cela requerra l’installation de compteurs intelligents, des smart meters capables de mesurer non seulement la quantité totale d’électricité qu’on consomme, mais aussi le moment où on le fait, et de communiquer avec le distributeur.
Nouveaux services
Ces compteurs intelligents ouvrent la voie à de nouveaux services. Un prestataire peut par exemple proposer un système pilotant la recharge d’une batterie de véhicule électrique ou le fonctionnement d’une pompe à chaleur de manière à ce qu’ils coûtent le moins possible, en profitant des moments où le prix du courant est le plus bas. Les entreprises peuvent aussi lancer ou stopper certains processus (climatisation, refroidissement) en suivant la même logique. «De même qu’à l’arrivée des smartphones, on n’imaginait pas tous les services qu’ils permettraient de développer, on n’imagine pas encore tous les services que les compteurs intelligents vont susciter», estime Pierre Roduit, responsable de l’Institut énergie et environnement de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale Valais. Ce pilotage requiert de pouvoir suivre la situation en temps réel, et donc de numériser les processus. Tous les appareils ne parlent pas nécessairement le même langage. Il faudra uniformiser et standardiser leurs signaux.
Énorme défi
Tout cela représente un énorme défi pour le secteur électrique. On parle de dizaines de milliards de francs d’investissements, qui n’apparaissent pas dans le coût au kWh de l’électricité solaire ou éolienne. Tous les systèmes qui seront mis en place requerront une infrastructure, notamment informatique, qui impliquera une consommation de matière pharamineuse. Des minerais devront être extraits et raffinés dans différents pays, ce qui ne peut être fait sans conséquences pour l’environnement.