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25 novembre 2015 | La Revue POLYTECHNIQUE 11/2015 | Éditorial

Éditorial (11/2015)

Tout le monde ne peut pas devenir ingénieur

Les économistes ont la marotte de découper l’humanité laborieuse en trois grandes tranches: le secteur primaire (agriculture, pêche, élevage), le secteur secondaire (production, industrie) et le secteur tertiaire (prestations de services, distribution et tourisme). En Suisse, le secteur primaire a déjà achevé sa mutation: pour une production accrue, il y actuellement dix fois moins d’entreprises agricoles qu’au début du siècle passé. Les petites fermes d’antan ont été supplantées par de grandes exploitations utilisant des moyens de production hautement mécanisés. Nous allons donc nous intéresser au deuxième secteur d’activités: le secondaire.
Pourquoi ce décalage dans l’avancée technique entre primaire et secondaire ? Parce que nous nous sommes laissé surprendre par l’essor des pays orientaux, notamment la Chine, le Japon, Taïwan et la Corée du Sud. Dès le début des années soixante, ces nations se sont mises à produire en masse et à moindre coût des biens d’usage courant, ce qui a rapidement sonné le glas de nos industries de l’électro-ménager, du textile, de l’habillement, puis de l’optique et de l’électronique de loisirs. En revanche, les entreprises de ces mêmes régions nous achetaient massivement les équipements nécessaires à leurs productions (machines-outils et chaînes de fabrication complètes), ce qui a conduit à l’«âge d’or» de notre industrie. Mais dès le début des années quatre-vingt, ces mêmes pays se sont mis eux-mêmes à développer et fabriquer leurs propres équipements de production, pour ensuite les exporter, devenant progressivement des concurrents toujours plus redoutables des pays occidentaux, dont la Suisse.
Nombre de nos sociétés industrielles ont alors trépassé, mais certaines ont réussi néanmoins à passer le cap à grand renfort d’ingéniosité et d’autres ont même été créées. De plus en plus souvent, pour rester compétitives au niveau mondial, ces mêmes entreprises doivent se décider l’une après l’autre à délocaliser tout ou partie de leur production, ne conservant parfois sur place qu’un noyau de taille réduite regroupant, par exemple, la direction générale, le marketing-vente et la recherche-développement. Un cas d’école: Logitech avec ses célèbres souris d’ordinateurs, désormais fabriquées à Taïwan. Et les collaborateurs restés sur le carreau, que deviennent-ils dans ce contexte ? Ne rêvons pas. Au terme de cette évolution économique, il restera forcément dans notre pays un groupe croissant d’êtres humains, victimes de la grande mutation des marchés. Tout le monde ne peut pas devenir économiste ou ingénieur de développement. Un problème social est donc posé, qu’il s’agit de résoudre sans plus tarder, dans l’honneur et la dignité.
 
par Edouard Huguelet