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25 mars 2016 | La Revue POLYTECHNIQUE 03/2016 | Éditorial

Éditorial (3/2016)

D’homo sapiens à homo numericus
Technophiles et phonophiles, voilà les derniers aléas d’homo sapiens, regroupés sous le générique «homo numericus». Howard Gardner (psychologue américain et père de la théorie des intelligences multiples), parle même d’une génération de mutants en évoquant ce qu’il appelle l’«App Generation», pour désigner ces bipèdes au comportement étrange, dont les pouces et les index s’agitent frénétiquement en permanence sur l’écran tactile de leur tablette numérique ou de leur téléphone portable. Dans un état de prostration permanente, le visage illuminé d’une blafarde lueur bleutée et les pavillons auditifs branchés par des câbles à leur baladeur numérique MP3, ils évoluent seuls dans une bulle virtuelle, plongés dans un état d’autisme permanent, le regard vitreux, déconnectés de leur environnement. Arrivés à domicile, ils se précipitent derechef sur leur console de jeu ou leur ordinateur pour naviguer sur Internet, scruter les babillards dans les réseaux sociaux, parcourir les blogs et dépouiller leurs courriels.
En en-tête du site «Autonet», on peut lire en gros caractères: «D’après certains penseurs, nous sommes parvenus au carrefour d’un changement profond dans l’histoire de l’humanité; au revoir homo sapiens, bienvenue à homo numericus ou homo connectus et cela affectera tout notre environnement». D’après un sondage récent mené en Suisse romande et portant sur les dépendances, on trouve déjà une proportion de 50 % de personnes victimes de cette nouvelle addiction qui a pour nom la «cyberdépendance» ou «e-dépendance». Des thérapies, notamment des «cures de désintoxication numérique», commencent même à apparaître pour tenter de contrer ce fléau social.
La convergence des innovations ouvre de nouveaux paradigmes qui déforment la réalité: la robotique supplée à toute chose, on parle d’objets connectés qui prennent des décisions de façon autonome, le «big data» supprime la nécessité de la réflexion, l’ubiquité des systèmes informatisés et de l’intelligence artificielle remplace le raisonnement et la pensée, la mémoire individuelle se ratatine en se reposant sur les banques de données et les réseaux sociaux supplantent la convivialité. De plus en plus fréquemment, des messages pré-enregistrés répondent automatiquement lorsque l’on téléphone pour accéder à une quelconque prestation de service et les guichets sont remplacés par des automates rébarbatifs munis d’un écran et de multiples boutons. Lors d’un récent voyage en train, je me suis rendu compte, à un moment donné, que tous les passagers tripatouillaient leur téléphone ou leur ordinateur portatif, certains étant en outre connectés à un lecteur MP3, d’aucuns faisant même les trois choses à la fois. Il n’y avait en fait personne qui conversait avec son voisin ou lisait un bouquin, un journal ou une revue ! Quo vadis homo sapiens ?
 
par Edouard Huguelet