« L’avenir sera marqué par l’intelligence artificielle »
L’intelligence artificielle, loin d’être un simple effet de mode, transforme profondément nos sociétés. Richard-Emmanuel Eastes, expert en éducation et membre du groupe de travail « IA et éducation » de la HES-SO, décrypte les opportunités et les risques liés à cette révolution technologique. Tout en soulignant les gains de productivité qu’elle offre, il met en garde contre ses impacts sociétaux et environnementaux, ainsi que sur l’aggravation des inégalités. Dans l’éducation comme dans la formation professionnelle, il appelle à intégrer l’IA de manière progressive et réfléchie, afin de préparer les générations actuelles et futures à un monde où cette technologie est omniprésente.
La Journée Swissmem 2025 est consacrée à la question de l’impact de l’intelligence artificielle sur la formation professionnelle. Dans l’interview, Richard-Emmanuel Eastes, l’un des principaux intervenants, donne ses premières appréciations sur les évolutions.
ChatGPT a été présenté au public il y a tout juste deux ans. Depuis, il s’est passé beaucoup de choses dans le domaine de l’intelligence artificielle. Comment avez-vous perçu ces évolutions, Monsieur Eastes ?
Lorsque j’ai fait moi-même les premiers tests fin 2022, je me suis tout de suite dit : « Wow, ça change vraiment beaucoup de choses ». J’ai immédiatement compris qu’il ne s’agissait pas d’un gadget à la mode qui disparaîtrait aussi vite qu’il était arrivé. Début janvier 2023, lorsque mes collègues sont revenus dans notre institution après les fêtes, nous nous sommes rapidement réunis pour discuter de cette nouveauté. Au début, l’étonnement était bien sûr grand. Mais certains ont fait remarquer que beaucoup de choses ne fonctionnaient pas encore tout à fait et que la technologie avait des « hallucinations ». Pour moi, il était cependant déjà clair à l’époque que les choses allaient continuer à s’améliorer très rapidement. Ce que nous voyons aujourd’hui est parfois très surprenant et a même dépassé mes attentes. D’un autre côté, je suis également surpris de constater qu’il y a encore beaucoup de gens qui n’ont pas testé les outils et qui sont coupés de l’évolution. Je me demande alors dans quel monde vivent ces personnes pour ne pas s’intéresser de près à l’une des plus grandes évolutions technologiques de l’histoire.
Le lauréat du prix Nobel de physique de cette année, Geoffrey Hinton, l’un des pères spirituels dans le domaine de l’intelligence artificielle, s’est récemment montré critique vis-à-vis de ces évolutions. Qu’en pensez-vous ?
Ce qui me surprend actuellement, c’est que l’on ne se rend pas assez compte de la portée des nouvelles technologies dans de nombreux domaines d’application cachés. Je pense par exemple à des domaines comme la finance, les algorithmes de recommandation ou même la démocratie. Au début, on pensait que les entreprises d’IA utiliseraient les nouvelles technologies de manière très responsable. Or, on voit maintenant que cela se développe de manière assez débridée.
Comment évaluez-vous les chances et les risques des évolutions futures ?
J’imagine parfois me placer très loin et regarder la Terre du point de vue d’un extraterrestre. Je serais alors surpris de constater qu’il existe, dans l’espace, une espèce qui a développé de nombreux outils, mais qui détruit peu à peu ses moyens de subsistance en toute conscience. Je ne pense pas seulement au climat, mais aussi à des aspects tels que les ressources ou la biodiversité. Or l’IA accélère ces processus de dégradation. Elle a en outre des effets indirects supplémentaires sur la société. Par exemple, sur la manière dont nous menons les guerres ou dont nous vivons la démocratie. Il faut distinguer ces effets à long terme des effets à court terme que la technologie a pour un individu. Je fais partie des personnes qui profitent de l’IA. Par exemple, je gagne du temps, je suis plus productif. Comme moi, de nombreux autres individus seront gagnants, et ce sera aussi le cas d’entreprises, voire d’Etats. Mais à côté de cela, il y a aussi beaucoup de personnes qui sont exclues de telles évolutions. Dans de nombreux domaines, l’IA va donc creuser les fossés déjà existants. Personnellement, je suis d’avis que l’IA représente quelque chose d’extraordinaire pour moi. Mais, en tant que citoyen du monde, je la considère comme une très mauvaise nouvelle pour l’humanité.
En ce qui concerne l’éducation de nos enfants, où voyez-vous des changements depuis l’école primaire jusqu’au secondaire ?
En soi, je suis très ouvert sur ce sujet. Mes enfants ont par exemple fait leurs premières expériences avec des ordinateurs dès l’âge de deux ans. Il faut être conscient que nos enfants grandiront dans un monde qui sera marqué par l’intelligence artificielle. Il faut donc leur donner très tôt la possibilité d’entrer en contact avec elle. Bien sûr, on peut aussi se dire que comme le feu est dangereux, il faut retirer toutes les bougies, et par analogie, faire de même avec l’IA dans la salle de classe. Mais de mon point de vue, cela ne serait pas très intelligent. Car si l’on n’initie pas les enfants aux nouvelles technologies dès leur plus jeune âge, certains n’apprendront jamais à les utiliser et à gérer les risques qu’elles présentent. Il s’agit en premier lieu de sensibiliser les enfants et de leur transmettre une culture de l’IA, pour leur permettre de vivre dans un monde où l’IA est présente. Si les outils d’IA ne me semblent pas devoir être intégrés aux processus d’apprentissage dans les petites classes, je pense que plus on monte dans les niveaux scolaires, plus il est nécessaire de la prendre en considération.
Quel est l’impact de l’IA sur la formation professionnelle ? A quoi les formateurs doivent-ils faire attention ?
Dans la formation professionnelle initiale également, il convient de se demander dans quel monde les apprenti/es évolueront à l’avenir, ne serait-ce que pour leur culture générale. Dans un second temps, il s’agit de déterminer dans quelle direction l’IA va se développer dans son propre domaine professionnel. Cela peut avoir des conséquences sur les objectifs d’apprentissage. A l’avenir, une fois son apprentissage terminé, un apprenti deviendra un professionnel disposant d’une grande compétence d’action et capable d’exécuter certaines tâches encore mieux grâce à l’IA - ou bien il sera un jour remplacé/e par de purs opérateurs IA, car ceux-ci coûtent moins chers. La valeur d’un spécialiste se compose donc de sa compréhension de la matière combinée aux applications de l’IA. Enfin, l’IA aura également une influence directe sur la méthode de travail des formateurs. Elle peut jouer un rôle de soutien important pour la création de contenus d’apprentissage, d’examens et d’outils de travail.
Richard-Emmanuel Eastes
Chimiste de formation, docteur en philosophie et en sciences de l’éducation
Membre du groupe de travail « IA et éducation » de la HES-SO
À propos de Swissmem Formation professionnelle
Swissmem Formation professionnelle est un centre de compétences et de prestations de services pour la formation professionnelle dans l’industrie tech suisse (industrie des machines, des équipements électriques et des métaux ainsi que des branches apparentées).
L’industrie tech est une branche high-tech qui propose de nombreux apprentissages professionnels dans le secteur high-tech. Ces professions sont en phase avec la révolution numérique. Les experts dans le domaine industriel technique sont très recherchés et ont d’excellentes perspectives d’avenir.
Les nombreuses médailles remportées par les apprentis lors des championnats du monde des métiers (WorldSkills) montrent que la formation professionnelle de l’industrie tech suisse compte parmi les meilleures du monde. Swissmem Formation professionnelle consolide et renforce la compétitivité de ses membres et de toute la place industrielle suisse sur le marché national et international en continuant à développer le système de formation professionnelle duale.
Les champs professionnels construction mécanique, conception industrielle, automatisation, électronique et formation commerciale (axée sur l’industrie) sont au centre de leur action.
Les entreprises de Swissmem forment environ 10’000 apprentis sur les 15’000 dans ces métiers. Au total, quelque 20’000 apprentis sont formés dans l’industrie tech. Ce qui comprend 8 métiers techniques et les employés de commerce MEM ainsi que d’autres métiers (dans le domaine de l’informatique ou de la logistique) desquels d’autres organisations du travail sont responsables.