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Revue internationale de CRIMINOLOGIE et de POLICE technique et scientifique
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13 juin 2013 | Revue internationale de CRIMINOLOGIE et de POLICE technique et scientifique 02/2013

Le pardon et la réconciliation à l’épreuve de la criminologie scientifique. Commentaire sur «Les États africains à l’école du pardon purificateur de l’arbre à palabre»

par Maurice Cusson

par Maurice Cusson
L’article du Docteur Assouman Bamba ne manque pas d’idées nobles, importantes et valables. Cependant, ce texte présente deux lacunes difficiles à passer sous silence. La première est une absence de référence aux données empiriques connues sur le sujet, ce qui me paraît problématique en criminologie, discipline à prétention scientifique. La deuxième faiblesse de l’article est une conséquence directe de la première: certaines propositions avancées par l’auteur sont réfutées par des faits dorénavant établis par la recherche.

Selon le Docteur Assouman Bamba, les sociétés africaines traditionnelles parvenaient à «vivre ensemble» dans l’harmonie et, en cas d’offense, elles rétablissaient la cohésion par la palabre. Cette thèse selon laquelle les modes traditionnels de résolution des conflits parviendraient à résorber la violence résiste-t-elle à la confrontation aux données scientifiques? Une réponse, au moins approximative, à ces questions, exige que l’on dispose d’un critère pour déterminer si, dans un système social donné, les conflits sont effectivement résolus pacifiquement. À cet égard, un taux d’homicide très élevés peut être considéré comme un bon indicateur de la violence au sein d’une société et un signe de l’absence de paix. Si les taux d’homicide dans les sociétés traditionnelles sont bas, ce pourrait être le signe qu’elles réussissent effectivement, par la palabre ou autrement, à faire prévaloir la cohésion sociale et l’harmonie. Or ce n’est pas le cas. La petite liste qui suit présente les taux d’homicide de trois sociétés traditionnelles tels que calculés par des ethnologues.
 

 Taux par 100’000
habitants
Goilala (Tauade) (Nlle-Guinée Papouasie, 1896-1946) 533
Gebusi (Nlle-Guinée Papouasie, 1963-1982) 419
!Kung San (Desert du Kalahari, Namibie et Botswana) 42
Sources: Goilala (Tauade): Hallpike 1977; Gebusi: Knauft 1985 et 1987; !Kung San: Lee 1979.
 
Ces niveaux élevés d’homicides ne sont pas exceptionnels dans les sociétés sans État. Keeley (1996), et d’autres, ont consacré des livres à la démonstration du fait que la plupart de ces sociétés étaient très violentes. En effet, de tels taux sont sans commune mesure avec ceux d’aujourd’hui, sachant que les taux d’homicide sont de moins de 3 par 100 000 habitants dans la plupart des pays d’Europe occidentale et au Canada (voir le dossier spécial sur les homicides de la Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, 2012, numéro 2, page 133).
Ce que ces chiffres sur la fréquence des homicides nous disent, c’est que les sociétés traditionnelles réussissaient beaucoup moins bien à résoudre pacifiquement leurs conflits internes que les sociétés occidentales contemporaines. Se pourrait-il que l’arbre à palabre, le pardon et la réconciliation échouent là où la police moderne et le système de justice pénale réussissent?
La raison principale des niveaux élevés de violence des sociétés traditionnelles me semble tenir au fait que celles-ci ne disposaient pas des moyens de contraindre et de punir les violents irréductibles et, par conséquent, d’imposer une solution aux parties qui restaient sur leurs positions. En effet, dans les sociétés non étatiques, il ne se trouvait ni chef ni juge assez fort pour imposer des solutions aux conflits qui ponctuaient inévitablement toute vie en société. Et l’on était privé de pouvoirs institutionnalisés capables de punir les délinquants invétérés et les violents persistants. Ces carences tenaient à l’inexistence d’un appareil gouvernemental doté de magistrats, gendarmes et autres agents d’exécution en nombre suffisant. Faute d’arbitre doté de moyens de contrainte, la réponse à une offense ou à un crime était déterminée par le rapport des forces. Si le clan de la victime disposait d’une force supérieure, sa vengeance s’abattait. Si l’avantage était du côté du clan du criminel, ce dernier s’en tirait à bon compte. En cas d’égalité, tout pouvait arriver, y compris la guerre entre clans. Ainsi, le pardon et la réconciliation ne sont plus de saison contre des hommes belliqueux qui ne veulent rien entendre et qui affichent leur détermination à recourir à la violence pour atteindre leurs fins.
Que penser de la contribution à la paix de la Commission Vérité et Réconciliation de l’Afrique du Sud, instituée en 1995? Plus précisément, comment les taux d’homicide ont-ils évolué dans ce pays à la suite de travaux de cette commission? Voici comment les taux d’homicide se présentent en Afrique du Sud (les chiffres proviennent de l’UNODC. United Nations Office on Drugs and Crime, 2011. Global Study on Homicide). En 1995, l’UNODC rapporte que ce pays avait un taux de 64,5 homicides par 100 000 habitants; en 2000, 48,6 par 100 000 habitants; en 2005, 38,8; en 2009, 33,8. La tendance est clairement à la baisse, et elle est régulière. En 2009, il se commettait pratiquement deux fois moins d’homicides en Afrique du Sud qu’en 1995, l’année du commencement des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation. Cependant il reste à ce pays un long chemin à parcourir avant d’atteindre les niveaux d’homicide d’Europe occidentale lesquels sont 10 fois moins élevés.
En 1995, l’Afrique du Sud cherchait à se rétablir d’une très longue lutte contre l’apartheid, pratiquement une guerre civile. Dans une telle situation, le pardon et la réconciliation apparaissaient comme nécessaires au retour de la paix. Car il faut bien un jour réintégrer les anciens ennemis; sinon, ils garderont leurs armes et la guerre continuera. Pour autant, faut-il absoudre les chefs sanguinaires, les sadiques, les tortionnaires? Le pardon rencontre ici sa limite. Et puis, une fois la paix revenue, comment traiter les individus qui persistent dans le brigandage, le pillage et le meurtre?
Bref, le pardon, la réconciliation et la justice réparatrice ne peuvent suffire à l’instauration de la paix et la non-violence au sein d’une société. Pour faire reculer véritablement la violence criminelle, s’impose, en outre, une justice ayant la capacité de contraindre et de punir. Il y a un temps pour le pardon et la réconciliation et il y a un temps pour la justice et la peine.
 
Références
Hallpike, C.R. 1977. Bloodshed and Vengeance in the Papuan Mountains: the Generation of Conflict in Tauade society. Oxford: Clarendon Press.
Keeley, L. K. 1996. Les guerres préhistoriques. Oxford University Press. (Traduction française: Perrin 2009).
Knauft, B. (1985). Good Compagny and Violence. Berkely: University of California Press.
Knauft, B. (1987). The Gebusi. New York: McGraw-Hill.
Lee, R. B. 1979. The !Kung San. Cambridge: Cambridge University Press.