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19 août 2014 | La Revue POLYTECHNIQUE 05/2014 | Nucléaire

Les réacteurs nucléaires naturels du Gabon

La fission nucléaire induite, que l’on croyait être une découverte de l’humanité, a en fait déjà été réalisée par la nature il y a des milliards d’années. Les conditions particulières qui régnaient sur les sites d’Oklo et de Bangombé, au Gabon, ont permis à des réactions en chaîne auto-entretenues de s’amorcer spontanément en plusieurs emplacements du sous-sol. On en a recensé plus de deux douzaines au Gabon.

La découverte des réacteurs naturels du Gabon est due au hasard. Le 7 juillet 1972, un technicien de l’usine de séparation isotopique de Pierrelatte s’est aperçu qu’un échantillon d’uranium provenant de la mine d’Oklo pré­sentait une teneur inhabituellement basse en uranium 235 (0,7171 %), C’était frappant car la concentration de cet isotope dans l’uranium naturel - que celui-ci ait été prélevé dans la croûte terrestre, sur la Lune ou sur des météorites - est généralement de 0,7202 %.

A l’époque, on pensa tout d’abord qu’il s’agissait d’une contamina­tion de laboratoire avec un échantillon d’uranium ap­pauvri issu d’une installation ou d’une application nu­cléaire, mais cette hypothèse fut vite invalidée lorsqu’on mesura la teneur de l’échantillon en U-236 et U-234. L’échantillon d’Oklo ne contenait pas d’U-236, ce qui signifie qu’il n’avait pas pu être mélangé avec de l’uranium issu d’une installation ou d’une application nucléaire. En effet, l’uranium 236 n’existe pas dans la nature, il est produit artificiellement dans les réacteurs ou lors d’explosions d’armes nucléaires. Quant à la teneur en U-234, elle aurait été plus élevée s’il y avait eu mélange avec de l’uranium traité, car cet isotope est enrichi avec l’U-235 lors de la séparation isotopique.
L’analyse d’autres lots provenant de la même mine montra que l’écart isotopique était d’autant plus grand que la teneur en uranium du minerai était élevée. Etant donné que la masse des éléments en question exclut toute modification des teneurs isotopiques due à des effets géochimiques, il ne restait que l’explication de la fission nucléaire.
A l’époque, l’idée qu’il puisse exister des réacteurs naturels n’était pas nouvelle. En 1953 déjà, des scien­tifiques américains avaient émis l’idée que des corps minéralisés d’uranium avaient fonctionné comme réac­teurs naturels il y a très longtemps. Paul Kuroda, chimiste à l’université de l’Arkansas, avait même cal­culé les conditions nécessaires à une réaction en chaîne spontanée et auto-entretenue.
 
Les ingrédients d’une réaction en chaîne auto-entretenue
Pour qu’une réaction en chaîne auto-entretenue puisse s’amorcer, plusieurs conditions doivent être remplies. Il faut (a) qu’une quantité suffisante d’uranium soit pré­sente, (b) que sa teneur en uranium 235 soit suffisante, (c) qu’il y ait un modérateur et (d) qu’il n’y ait pas trop d’isotopes absorbeurs de neutrons.
La première condi­tion était sans aucun doute remplie à Oklo, car certains gisements affichaient des teneurs en uranium allant jusqu’à 80 %. S’agissant de la deuxième condition, il faut tenir compte du fait que la teneur en U-235 fissile de l’uranium naturel était plus élevée dans le passé qu’au­jourd’hui, car cet isotope a une période six fois plus courte que l’U-238. Par conséquent, les gisements d’uranium ont pu, pour la dernière fois, atteindre la cri­ticité il y a environ 1,8 milliard d’années. A l’époque où a eu lieu la fission nucléaire naturelle d’Oklo, il y a quelque 2 milliards d’années, la teneur de l’uranium en U-235 était encore de 3 %. Comme le gisement d’ura­nium d’Oklo est composé de roches très poreuses, de l’eau a pu y pénétrer, de sorte que la troisième condi­tion a été remplie. S’agissant de la quatrième, la situation était également favorable à Oklo, car il n’y avait que très peu de «poisons neutroniques».
 
Des conditions exceptionnelles
Ces conditions exceptionnelles ont été réunies en au moins seize emplacements d’étendue variable à Oklo (ainsi qu’en un emplacement à Bangombé). La quantité d’U-235 ayant subi une réaction de fission permet de conclure qu’environ 100 milliards de kilowattheures d’énergie thermique ont été produits à Oklo, ce qui correspond à l’énergie délivrée pendant quatre ans par une centrale nucléaire de taille moyenne. La puissance moyenne des réacteurs était probablement inférieure à 100 kW, mais elle a suffi à ce que des températures comprises entre 160 et 360°C soient atteintes, avec des pressions allant de 150 à 160 bar.
 
Un fonctionnement régulier et cyclique
Deux raisons font que le phénomène ne s’est pas soldé par une explosion. Les éléments absorbeurs de neu­trons et les produits de fission ont joué un rôle impor­tant dans le mécanisme de contrôle des réacteurs naturels, capturant juste assez de neutrons pour em­pêcher tout emballement de la réaction en chaîne. L’eau, en tant que modérateur, a également servi de mécanisme de régulation. Selon qu’elle pénétrait dans le corps minéralisé ou s’en évaporait, le nombre de fis­sions augmentait ou diminuait. On suppose que les réacteurs s’«enclenchaient» et s’«arrêtaient» sur un cycle de quelques heures.
Ce fonctionnement cyclique a vraisemblablement duré plusieurs centaines de milliers d’années, Il a entraîné la fission de plus de 10 tonnes d’uranium 235, générant quelque 10 tonnes de produits de fission et 4 tonnes de plutonium.
 
Très faible propagation des substances radioactives
Aujourd’hui, Oklo et Bangombé constituent, de fait, des dépôts de stockage définitif pour des produits de fis­sion radioactifs et du plutonium, même si l’existence de ces deux éléments ne peut plus aujourd’hui être établie qu’indirectement, puisqu’ils se sont depuis longtemps transformés en isotopes stables au travers du processus de désintégration radioactive. Mais grâce aux analyses très précises que permet la spectromé­trie de masse, les scientifiques d’aujourd’hui peuvent étudier un dépôt de stockage final vieux de plusieurs millions d’années. En déterminant le déplacement de certains rapports isotopiques d’un point à l’autre, on peut très bien reconstruire la dissémination des pro­duits de fission. Or, celle-ci s’est révélée étonnamment faible: quelques mètres seulement.
Bien qu’il n’y ait eu ni barrières techniques, ni condi­tions géologiques optimisées pour empêcher la propa­gation de substances radioactives, la majeure partie des produits de fission et du plutonium n’ont pratique­ment pas bougé de leur emplacement d’origine. C’est la preuve que des processus naturels comme l’absorption et la désorption empêchent presque totalement la diffusion des substances radioactives et, partant, que la rétention de ces dernières peut être assurée de façon sûre dans les dépôts de stockage final.
 
Bibliographie
«The workings of an ancient nuclear reactor», Scientific American, novembre 2005
«Kernreaktoren und nukleare Endlager - eine Erfindung des Menschen?» energie-fakten.de, 23 mars 2001
Bulletin de l’ASPEA, n° 2/1998
 
Source : Forum nucléaire suisse