La proprioception, le sixième sens oublié
Kristell Moullec
La vue, l’odorat, le goût, l’ouïe et le toucher occupent les premières places dans notre perception du monde. Pourtant, un autre sens est essentiel : la proprioception. Omniprésent dans notre quotidien, elle joue un rôle dont nous ne pourrions nous passer et se trouve à l’avant-garde de recherches en neurosciences et en robotique.
Attraper une balle, gravir des escaliers sans regarder ses pieds ou saisir délicatement un objet fragile : toutes ces actions, bien qu’apparemment instinctives, mobilisent la proprioception. Ce sixième sens permet à chacun de percevoir, en temps réel et sans effort conscient, la position et le mouvement de ses membres, même dans l’obscurité totale. Il agit comme un mécanisme de contrôle interne, transmettant en continu des informations provenant des muscles, des tendons et des articulations au cerveau. Cette boucle d’interaction précise garantit des ajustements instantanés, essentiels pour maintenir l’équilibre et effectuer des gestes coordonnés.

Les mains placées sur les côtés, les yeux fermés et l’index droit touchant le nez : un geste en apparence simple, mais impossible sans la proprioception. © Freepik.com
Des autoroutes électriques dans notre corps
Tandis que nos autres sens se concentrent sur les stimuli externes, la proprioception recueille des informations internes. Pour ce faire, des groupes de neurones, logés principalement dans les muscles et les articulations, font transiter ces informations sensibles via les axones, ces câbles neuronaux semblables à de vraies « autoroutes électriques ». Traitées par le cortex somatosensoriel, elles sont responsables de la perception corporelle, ajustant de façon quasi instantanée chacun des mouvements. Le cervelet, déterminant dans l’équilibre, intervient en parallèle pour affiner la précision des gestes complexes et des postures.

Schéma des circuits neuronaux impliqués dans la proprioception, depuis les récepteurs musculaires jusqu’au cortex somatosensoriel. © papiermachesciences.org
Naviguer dans le monde sans la vue
La perte de la proprioception peut survenir à la suite de lésions nerveuses provoquées par des traumatismes physiques, de maladies auto-immunes ou d’autres infections. Des troubles dégénératifs comme la sclérose en plaques ou certaines neuropathies héréditaires sont également connus pour altérer sensiblement les signaux proprioceptifs. Dans de rares cas, des traitements lourds, comme la chimiothérapie ou certains antibiotiques, sont également associés à une diminution de certaines facultés de proprioception. Les personnes atteintes de ce type pathologie doivent alors se fier exclusivement à leur vue, rendant chaque mouvement laborieux et imprécis. Sachant que la vue met entre 100 et 150 ms pour transmettre les informations au cerveau, contre 5 ms pour la proprioception, la différence est notable.
En l’absence de ce sens, des gestes automatiques, comme tendre la main pour saisir un objet, deviennent des tâches particulièrement exigeantes. Les prothèses modernes, malgré leur sophistication, restent limitées par l’absence de retour d’information en temps réel au cerveau, empêchant du même coup toute coordination instinctive des mouvements.
La quête d’une proprioception artificielle
Pour palier ce manque, les chercheurs du monde entier s’essayent au développement de capteurs biomimétiques capables de simuler les signaux internes sans délai. Cette année, une équipe du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a ainsi mis au point une jambe bionique révolutionnaire, contrôlée directement par les signaux nerveux de l’utilisateur. Offrant des mouvements plus fluides et naturels, elle permet une marche 41 % plus rapide et s’adapte instinctivement aux obstacles. Grâce à une chirurgie restauratrice de la proprioception, les signaux nerveux sont traduits en mouvements précis. Testée sur quatorze participants, cette prothèse a permis aux amputés qui y sont équipés de surpasser leurs homologues en vitesse et agilité. Hugh Herr, chercheur au MIT, souligne que le système nerveux humain, et non pas un algorithme, contrôle ces mouvements – une avancée unique.

Une jambe bionique développée en 2024 par le MIT, intégrant des capteurs neuronaux pour assurer des mouvements fluides et naturels, testée avec succès lors d’essais cliniques. © Adobe
Un sens à redécouvrir
La proprioception, bien qu’invisible, est au cœur de notre interaction avec le monde. Les recherches, qui progressent aujourd’hui de façon exponentielle, permettent déjà à des innovations inspirées de ce « sixième sens » de voir le jour, tant pour la médecine que pour l’industrie ou le sport. Reproduire la proprioception reste un défi, mais chaque avancée témoigne de l’ingéniosité de la nature et des possibilités offertes par la technologie.
