Quid de l’antimatière ?
Michel Giannoni
L’existence de l’antimatière a été prédite en 1931 par Paul Dirac, à partir de l’équation qu’il a découverte en cherchant une forme relativiste pour celle de Schrödinger. Il en déduisit que pour chaque particule, il existe une antiparticule correspondante, ayant les mêmes caractéristiques, mais de charge opposée. Au CERN, le Décélérateur d’antiprotons et le nouvel anneau de décélération ELENA créent des atomes d’antihydrogène pour étudier l’antimatière.
En 1928, le physicien et mathématicien britannique Paul Dirac (1902-1984) formula une équation combinant la théorie quantique et la relativité restreinte pour décrire le comportement d’un électron se déplaçant à une vitesse relativiste. Cette équation – qui lui valut le prix Nobel de physique en 1933 – posait cependant un problème : tout comme l’équation x2 = 4 a deux solutions, l’équation de Dirac était vérifiée pour deux valeurs : un électron d’énergie positive et un électron d’énergie négative. Or, la physique classique, tout comme le bon sens, voulaient que l’énergie d’une particule ait toujours une valeur positive.
Dirac en déduisit qu’à chaque particule de matière correspond une antiparticule, semblable, mais de charge opposée. Un an plus tard, le physicien américain Carl David Anderson (1905-1991) confirma l’existence de l’antimatière, en découvrant le positon. Ces révélations ouvrèrent la voie à l’éventualité de galaxies et d’univers entièrement constitués d’antimatière. Mais lorsque matière et antimatière entrent en contact, elles s’annihilent, se transformant en énergie, conformément à l'équation E = mc2.

Le Décélérateur d’antiprotons du CERN ralentit des antiprotons de basse énergie pour créer des atomes d’antihydrogène et étudier l’antimatière.
L’énigme de l’asymétrie matière-antimatière
Selon la théorie du Big Bang, la matière et l'antimatière auraient été créées en quantités égales. Alors, pourquoi trouve-t-on bien plus de matière que d’antimatière dans l’Univers ? C’est l'un des principaux mystères du modèle standard de la cosmologie, le défi consistant à déterminer ce qui est arrivé à l’antimatière dans l’Univers ou, en d’autres termes, d’expliquer l’asymétrie entre matière et antimatière.
Au cours des dernières décennies, des expériences de physique des particules ont montré que les lois de la nature ne s’appliquaient pas de la même manière pour la matière et pour l’antimatière. Les physiciens ont observé qu’une particule et une antiparticule se transformaient spontanément l’une dans l’autre des millions de fois par seconde avant de se désintégrer. Du fait de l’intervention d’un facteur encore inconnu au cours de ce processus dans l’Univers primordial, les particules en oscillation pourraient s’être désintégrées plus souvent sous forme de matière que d'antimatière.
Une autre hypothèse propose que, lors de la formation de l'Univers, l'antimatière ait été projetée dans un univers parallèle composé uniquement – ou presque – d'antimatière. L'hypothèse de Sakharov, quant à elle, suppose qu’il existait un univers constitué d’antimatière avant l'instant zéro.
Modes de création de l’antimatière
L’antimatière peut être créée par la radioactivité β+, ainsi que par des collisions de haute énergie.
La radioactivité β+ émet un positon et un neutrino lorsque des noyaux riches en protons se désintègrent. C’est le cas, par exemple, de la désintégration de l’atome de phosphore 30.
L’antimatière peut aussi être créée par la collision de deux particules de matière. Lors de la projection de ces particules l’une contre l’autre, la collision engendre de l’énergie, qui se transforme en antimatière selon la relation E = mc2.
Grâce au télescope spatial Fermi, des astrophysiciens de l’université d’Alabama ont découvert que la foudre produit des positons et que leur annihilation avec des électrons se manifeste sous la forme de rayonnements gamma. L’énergie ainsi produite monte vers la haute atmosphère pendant ces orages. Par ailleurs, une ceinture naturelle d'antiprotons a été découverte autour de la Terre.
Le Décélérateur d’antiprotons
Le Décélérateur d’antiprotons du CERN est une machine qui ralentit des antiprotons de basse énergie pour créer des atomes d’antihydrogène et étudier l’antimatière. Il utilise un faisceau de protons issu du Synchrotron à protons (PS), qui frappe une cible métallique. Ces collisions produisent une multitude de particules secondaires, dont beaucoup d’antiprotons. Mais ceux-ci se déplacent de façon désordonnée et sont trop énergétiques pour être directement utilisables dans la production d’antiatomes. C’est le Décélérateur qui transforme ces particules en faisceaux de basse énergie, utilisables pour la production d'antimatière.
Le Décélérateur d’antiprotons est un anneau formé d’aimants qui maintiennent les antiprotons sur la même trajectoire, ainsi que de puissants champs électriques qui les ralentissent. Les antiprotons subissent plusieurs phases de refroidissement et de décélération jusqu’à être ralentis à un dixième environ de la vitesse de la lumière. Ils sont ensuite transférés vers les expériences sur l’antimatière.
C’est en 2002 que le Décélérateur d’antiprotons produisit pour la première fois de grandes quantités d'atomes d’antihydrogène – une grande première scientifique. En 2011, une expérience a réussi à produire des atomes d’antihydrogène pendant seize minutes, un temps suffisamment long pour pouvoir étudier leurs propriétés en détail. L’année suivante, la première mesure du spectre de l'antihydrogène était publiée. Depuis 2010, les expériences effectuées sur le Décélérateur d’antiprotons ont révélé de nombreuses caractéristiques de l’antimatière, les comparant avec celles de la matière.
Le Décélérateur d’antiprotons est aujourd’hui utilisé dans le cadre de plusieurs expériences qui étudient l’antimatière et ses propriétés : ALPHA, ASACUSA, ATRAP et BASE. Deux autres expériences, AEGIS et GBAR, s’apprêtent à étudier l’effet de la gravité sur l’antimatière, en mesurant la valeur de g, la constante d’accélération gravitationnelle pour les atomes d’antihydrogène.
ELENA : un nouvel anneau de décélération
Un nouvel anneau de décélération, ELENA (Extra Low ENergy Antiproton), a été mis en service au CERN. Couplé au Décélérateur d’antiprotons, ce synchrotron de 30 m de circonférence ralentit encore les antiprotons, pour réduire leur énergie de 5,3 MeV à seulement 0,1 MeV. Un système de refroidissement par des électrons augmente la densité du faisceau. Le nombre d’antiprotons pouvant être piégés est accru d’un facteur 10 à 100, ouvrant la voie à de nouvelles expériences.
La collaboration GBAR, qui rassemble dix-huit instituts de neuf pays, a été la première expérience à exploiter les antiprotons préparés par le décélérateur ELENA.
Un stockage difficile
Les astronomes cherchent de l’antimatière dans l’espace, car elle est difficile à trouver sur Terre. C’est pourquoi, afin de l’étudier, les physiciens doivent la fabriquer eux-mêmes. Mais comme la mise en présence d’antimatière et de matière ordinaire aboutit à leur annihilation avec une grande production d'énergie, son stockage est compliqué.
Fabrication de l’antihydrogène
En 1995, des physiciens du CERN ont réussi à fabriquer les premiers atomes d’antihydrogène au LEAR, l’anneau d’antiprotons de basse énergie où cet élément a été découvert. Pour y arriver, ils ont fait entrer en collision des antiprotons circulant dans le LEAR avec des atomes d’un élément lourd. Dans un très faible pourcentage des cas, un antiproton s’est lié à un positon pour créer un atome d’antihydrogène. Après quelque 40 nanosecondes, ces antiparticules se sont annihilées au contact de la matière ordinaire.
Réussir à fabriquer de l’antihydrogène fut une grande avancée, mais les atomes produits étant trop énergétiques, il était très difficile de les étudier. Pour ce faire, les physiciens du CERN ont mis au point des techniques permettant de capturer et de piéger l’antihydrogène pendant de plus longues périodes. Le Décélérateur d’antiprotons et l’installation ELENA en font partie.
Au cours de ces expériences, des champs électriques et magnétiques maintiennent les antiprotons séparés des positons, dans un vide presque parfait, permettant de les tenir à l’écart de la matière ordinaire. Lorsque l’énergie était suffisamment basse, les physiciens de l’expérience ALPHA ont utilisé le potentiel électrique pour pousser les antiprotons dans un nuage de positons, ce qui a permis de les associer pour former des atomes d'antihydrogène. Tirant parti des propriétés magnétiques de l’antihydrogène, deux aimants supraconducteurs permettent de les maintenir en place.
Lorsque ces aimants sont désactivés, les atomes d’antihydrogène s’échappent du piège et s’annihilent rapidement avec ses parois. Des détecteurs au silicium enregistrent le dégagement d’énergie, ce qui permet d'établir avec précision la position de l’antiatome quand il est annihilé. Ce n’est qu’à ce moment-là que les physiciens peuvent être sûrs qu’ils ont piégé l’antihydrogène.
Un autre avantage important du piégeage de l’antihydrogène pendant de longues périodes est qu’il laisse aux antiatomes le temps de retourner à leur état fondamental. Cela permettra à l’équipe d’ALPHA d’effectuer les mesures de précision nécessaires pour examiner une symétrie connue sous le nom de CPT, C impliquant l’inversion des charges électriques, P l’obtention de l’image réfléchie par un miroir et T l’inversion de la flèche du temps.
Plus les expériences pourront piéger longtemps l’antihydrogène, plus les mesures seront précises, ce qui permettra aux physiciens de mieux explorer les mystères de l'antimatière.
Les applications de l’antimatière
En raison de son instabilité, on ne connaît que très peu d’applications de l’antimatière. Celles-ci tirent parti du fait que son annihilation au contact de la matière produit de l’énergie.
La tomographie par émission de positons
La tomographie par émission de positons est l’une des applications de l’antimatière en médecine. Elle permet d'observer in vivo et de façon quantitative, des processus biochimiques et physiologiques divers et de réaliser des images de tumeurs cancéreuses.
Utilisant les propriétés d'interaction positon-électron à des fins de diagnostic, la tomographie par émission de positons consiste à injecter dans le corps humain un traceur contenant des noyaux radioactifs. Leur désintégration émet des positons, qui vont réagir avec les électrons présents dans le corps pour produire de l’énergie, ce qui permet de savoir où se trouvent les molécules du traceur lorsqu’il va se fixer sur les tumeurs.
Le traceur le plus fréquemment utilisé est un sucre, le fluorodesoxyglucose (C6H1118FO5) marqué au fluor 18 radioactif. C’est la radioactivité β+ de l' atome de fluor qui permet la détection par la caméra TEP lors de l'annihilation e+ + e- qui engendre deux photons.
L’analyse des défauts dans les matériaux
En bombardant un matériau avec des positons, la charge positive e+ va aller dans un trou où il manque un atome. Plus le trou est grand, plus la durée de vie du positon est longue. On mesure donc le temps mis par le positon pour s'annihiler avec un électron pour connaître la dimension du trou.
L'antimatière s'est révélé être un précieux auxiliaire pour l'étude des solides. Bien que la durée de vie d'un positon dans un solide soit inférieure à une nanoseconde, un faisceau de positons de quelques dizaines à quelques centaines de kiloélectronvolts peut explorer une vaste région d'un échantillon et fournir des informations sur sa structure électronique.
Des applications militaires
Les Américains et les Russes ont effectué des recherches en vue d’applications militaires pour des bombes nucléaires a amorce antimatière, qui ont l'avantage de ne pas être radioactives.
L’antimatière est l'ensemble des antiparticules qui ont la même masse et le même spin, mais des charges, des nombres baryoniques et des nombres leptoniques opposés à ceux des particules ordinaires. Une particule élémentaire de charge nulle, comme le photon, peut être sa propre antiparticule. |
L'équation de DiracL'équation de Dirac est une équation formulée par Paul Dirac en 1928 dans le cadre de la mécanique quantique relativiste de l'électron. Elle décrit le comportement de particules élémentaires de spins demi-entiers, comme les électrons. Il s'agissait d'une tentative d’incorporer la relativité restreinte à des modèles quantiques, avec une écriture linéaire entre la masse et l'impulsion. Dirac cherchait à transformer l'équation de Schrödinger afin de la rendre invariante, c’est-à-dire compatible avec les principes de la relativité restreinte. Son équation, qui prend en compte la notion de spin introduite peu de temps auparavant, permit de prédire l'existence des antiparticules. |
Historique de la découverte de l’antimatière1928 Paul Dirac émet l’hypothèse qu’à chaque particule de matière correspondrait une particule d’antimatière. 1929 Carl Anderson confirme l’existence de l’antimatière, avec la découverte du positon. 1965 Création du premier antinoyau – celui de l'antideutérium – dans le synchroton à protons du CERN et au Laboratoire national de Brookhaven. 1995 Création du premier atome d’antimatière, l’antihydrogène, dans un laboratoire du CERN. 1997 Production de sept atomes d’antihydrogène, mais à une énergie trop élevée pour être mesurés. 2010 Création des premiers antihypernoyaux ; des chercheurs du CERN réussissent à piéger des atomes d’antihydrogène dans un champ magnétique. 2011 L’expérience ALPHA piège des atomes d’antihydrogène pendant 16 minutes ; observation de l’antihélium 4. 2012 Première mesure du spectre de l'antihydrogène. 2019 Connaissance des antiparticules des quarks étrange, bottom et charme. |