Traçologie: la trace, vecteur fondamental de la police scientifique
Pierre Margot
Les développements technologiques et la spécialisation des laboratoires de police scientifique et de science forensique éloignent de plus en plus les spécialistes de leur objet d’étude: la trace comme vestige, avec toutes les difficultés associées à son caractère unique, non contrôlé qui lui donnent la dimension d’une recherche historique plus qu’expérimentale. Pour paraphraser Kirk (Kirk 1963), la discipline qui touche à l’exploitation des traces fait appel à une pléthore de moyens techniques, mais manque cruellement de recherches et de développements fondamentaux. Cela se reflète d’ailleurs dans l’absence de rigueur quant au vocabulaire utilisé et une confusion dans la nomenclature, par exemple entre l’empreinte (référent) et la trace, l’échantillon (statistiquement sélectionné) et le spécimen, l’analyse, qui n’est pas que chimique, la contamination et la pollution. Ce manque de rigueur traverse la littérature scientifique et cet essai vise à clarifier la terminologie et à proposer un emploi sémantique strict du vocabulaire et des notions de base qui touchent aux fondements de la discipline.
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La trace comme vecteur fondamental de la police scientifique
La raison d’être de la police scientifique et des moyens d’investigation scientifiques qu’offre la science forensique (1) provient de la trace et de son étude. Tout ce qui fait la richesse de cette étude butte sur une absence de définition et de formalisme dont la langue s’est accommodée par l’usage et le sens commun ainsi que les séries télévisées, qui voient confondues comme synonymes des notions dont les nuances sont essentielles pour le spécialiste
des traces: traces, signes, indices, empreintes. Ces notions ont également été appropriées dans divers métiers avec des significations restrictives divergentes qui ne voient pas la trace comme un vecteur transversal de connaissance, mais plutôt comme un problème technique ou analytique à résoudre en laissant implicite les dimensions fondamentales de l’idée de «trace» et de son potentiel.
De même les distinctions entre spécimens et échantillons introduisent de nombreuses confusions, souvent perpétuées par les quelques auteurs spécialistes du domaine.
Cet article vise donc à définir et préciser le vocabulaire et son utilisation, afin de lever les ambigüités qui se perpétuent et provoquent des malentendus. Il décrit l’usage de ces termes, ainsi que les champs qu’ils recouvrent et, par extension, comment ils contribuent à la résolution de questions judiciaires, réglementaires ou conflictuelles. D’autre part, cet article aborde les difficultés rencontrées et récurrentes dans l’utilisation de la trace : sa détection, sa reconnaissance et l’incertitude nécessaire qui l’accompagne, la détermination de sa pertinence, son extraction par rapport à la contamination et sa capacité à donner une information que ce soit pour créer du renseignement, expliquer des circonstances ou situations particulières, ou encore pour identifier des personnes ou objets ainsi que leurs actions.
1.1. La trace, définition
À l’origine, une trace constituait le chemin suivi, puis un mode d’action ou de conduite, une série de marques de passage laissées par un animal. Ces usages, restrictifs, qui remontent au XIIe siècle, sont partiellement obsolètes ou incomplets. Dès le XIVe siècle, la trace a pris le sens de vestige ou marque d’une présence, d’une existence ou d’une action de quelque chose à un endroit, mais n’appartenant pas a priori à l’endroit. Cet usage s’est généralisé, l’archéologue découvre des ruines qui sont les traces d’une civilisation, le document est une trace écrite d’une information, et ainsi de suite. La trace devient une notion si générale qu’elle exprime également une dimension non matérielle (le souvenir d’une rupture malheureuse, le souvenir d’une douleur pénible, d’une impression jouissive ou triste : « telle situation a laissé des traces »). La trace s’apparente donc à une mémoire matérielle ou immatérielle et sert à se prémunir contre l’oubli. Une notion fondamentale est donc immédiatement associée à la trace : le temps qui passe et la destruction inéluctable de ce témoin du passé. Du fait de l’asymétrie du temps, il est impossible de revenir en arrière, la trace n’est qu’un reste imparfait, incomplet, dont la qualité s’amenuise encore avec le temps.
Avec le développement de la chimie, au XIXe siècle, la trace prend le sens d’une présence en quantité infime de quelque constituant dans un produit ana lysé, proche de sa limite de détection. Souvent le chimiste ne se soucie pas de son origine (ex. analyse de sels minéraux dans une eau minérale) sauf s’il s’agit d’une impureté indésirable (impureté dans la synthèse d’un médicament, pollution, etc.). Cette dimension « infime » associée à la trace constitue donc un usage récent, introduite par le chimiste pour désigner des impuretés présentes en traces (sans nécessairement avoir le besoin d’expliquer cette présence, mais plutôt pour qualifier la pureté d’un produit). La police scientifique se doit de garder la notion plus large de la trace, qui ne donne aucune information quant à la taille de celle-ci. Elle constitue l’essentiel de son travail et non le côté indésirable et accessoire, sous-entendu lorsque la trace est confondue avec l’impureté.
Cette dimension très large permet d’associer au concept de trace une existence physique spécifique : elle existe, indépendamment de toute volonté ; elle est un accident pour le criminel qui laisse les traces de son passage ou de son action à un endroit où elles ne devraient pas être! Une autre dimension essentielle de la trace est, généralement, sa matérialité, sous forme d’objet, particule, marque, signal que de nombreuses méthodes d’analyses non destructives (en principe) permettent de caractériser, contrôler, réanalyser. La trace matérielle dont s’occupe la police scientifique se distingue donc, par contraste, des traces immatérielles laissées dans la mémoire d’un témoin, car ces dernières découlent de perceptions ou de points de vue qu’il est difficile d’analyser par une méthode objective. On peut ainsi définir la trace matérielle (2): Marque, signal ou objet, la trace est un signe apparent (pas toujours visible à l’œil nu). Elle est le vestige d’une présence et/ou d’une action à l’endroit de cette dernière.
Bertillon la décrivait comme la carte de visite du malfaiteur. Dès le moment où l’on sait lire les éléments de la carte de visite, il est facile de savoir ce qui s’apparente à un numéro de téléphone, au nom d’une rue, etc.
Plusieurs éléments essentiels ressortent de cette définition: 1) elle est matérielle, elle existe indépendamment de toute signification; 2) elle nous vient du passé, un passé que l’on ne saurait faire revivre; 3) elle est incomplète, imparfaite (vestige); 4) elle n’appartient pas à l’environnement habituel de l’endroit où elle se trouve (elle est l’effet d’une activité en un endroit, à un moment); 5) elle contient une information (signe) sur sa source et finalement 6) sur l’action qui l’a produite.
Les conséquences de cette définition sont importantes et doivent permettre de comprendre les avantages qui en découlent:
1) en effet, la valeur d’existence que lui donne sa matérialité, indépendamment de toute signification, permet de la détecter, de la mesurer, de déterminer des caractéristiques physiques, chimiques, biologiques et enfin, de la comparer à d’autres données ; (à noter qu’elle existe indépendamment de sa détection, Dulong parle de l’invention de la trace par le spécialiste qui la détecte (Dulong 2004))
2) puisque la marche du temps est irréversible et que l’action criminelle représente une activité unique, le modèle que l’on cherche à construire ne vise pas à généraliser, mais bien à décrire le cas, et uniquement celui-ci ;
3) la capacité rétrodictive des traces, qui permettent d’expliquer leur cause commune (par une surdétermination asymétrique) typique des explications historiques basées sur les vestiges et fondement de la science historique décrite par la philosophe Cleland (Cleland 2011, Cleland 2013);
4) une donnée incomplète et/ou imparfaite peut conduire à des raisonnements approximatifs ou incertains : ces derniers doivent donc être révisables lorsque de nouvelles données apportent un éclairage nouveau et permettent de nouvelles inférences ;
5) le fait qu’elle n’appartienne pas naturellement, ou habituellement, à l’endroit où elle est observée, il s’agit de distinguer la trace provenant d’une activité courante dans l’endroit sous investigation de ce qui pourrait provenir d’une activité inhabituelle, en particulier délictuelle ;
6) l’information sur sa source doit permettre de déterminer quelle personne ou objet l’a transférée ;
7) l’information sur l’action qui l’a produite doit finalement aider à expliquer ce qui s’est passé.
Une gradation va donc de l’élément matériel, la trace, à l’explication des circonstances de sa présence, une gradation dont il est important de comprendre la progression. La valeur explicative de la trace constitue ce que nous comprenons sous le nom d’indice.
1.2. Causes et effets
La trace résulte donc d’une activité. Cette dernière peut constituer l’objet de l’investigation (une activité susceptible d’être délictueuse par exemple) ou provenir d’événements associés à l’histoire générale du lieu (le déplacement quotidien des occupants d’une maison qui cause des traces de souliers). L’événement d’intérêt a eu lieu à un instant t, mais avant et après, voire pendant, la production régulière de traces qui découle de la vie du lieu se poursuit. Ces traces ne sont pas seulement inintéressantes du point de vue de l’investigation. Elles sont aussi nuisibles, car elles contaminent le lieu, elles créent un bruit de fonds susceptible d’amener de la confusion. Elles oblitèrent petit à petit les traces pertinentes qui pourraient aider à décrire un événement particulier.
C’est pourquoi des efforts particuliers visent à contrôler le champ d’investigation dès qu’il s’avère qu’il a été le théâtre d’un acte qu’il s’agit d’éclaircir. Les combinaisons de survêtement totales et les standards mis en place pour les interventions visent à prévenir les pollutions et à éviter l’effacement des traces par les investigateurs, mais en même temps donnent une fausse bonne conscience que la scène n’est pas contaminée ! Elle l’est, elle le sera et rien ne permettra de remplacer une approche raisonnée des lieux d’un incident pour l’élucider. On pourrait dire que la police scientifique est l’art de détecter et analyser des traces imparfaites, mais pertinentes, dans un milieu contaminé ! La contamination constitue l’ensemble des traces non pertinentes présentes sur un champ d’investigation. Il est parfois facile de les exclure (traces d’intervenants ou d’actions connues ou réputées telles que l’on peut qualifier de pollutions plutôt que de contaminations). L’une des gageures de l’exploitation des traces réside dans l’attribution de la pertinence à la trace détectée (Hazard 2014).
S’accommoder de la contamination signifie une analyse consciente du fait qu’une trace observée n’est peut-être pas pertinente. La recherche de traces en devient une démarche heuristique qui considère l’environnement du cas, (les renseignements sur le cas ou la série de cas auxquels il participe), les éléments constitutifs du cas, tels que définis par exemple dans le code pénal lorsqu’il s’agit d’un crime, les personnes (légitimement présentes; cela comprend les pompiers, les services du SAMU, les premiers policiers intervenants, etc.), les objets qui ne peuvent participer au cas, pour se focaliser sur ce qui pourrait expliquer le cas. Cela fait appel à l’imagination qui permet de développer des hypothèses raisonnables sur le cas à partir de cette démarche heuristique (le philosophe Peirce – ici dans une version reproduite récemment de ses œuvres - décrit ce processus de raisonnement sous le terme d’abduction (Peirce 1931)). Les hypothèses envisagées permettent ensuite de trouver, par un processus déductif, des éléments corroboratifs ou, au contraire, exclusifs de l’hypothèse envisagée. Une des grandes forces, sous-estimées, de la trace matérielle apparaît ici: sa capacité d’exclusion qui évite de maintenir des suspicions ou de suivre des pistes fausses permet, également souvent, d’éviter un renvoi au tribunal d’une affaire dont les preuves ne sont pas solides.
1.3. Trace, signe et indice
Les traces peuvent donc se répartir dans deux grandes catégories : les traces liées à l’événement investigué et les traces de contamination et de pollution.
Cette distinction élémentaire peut-être occultée lorsque les termes indices et traces sont utilisés de manière interchangeable. Au sens figuré et dans le sens commun la trace a pris le sens de signe et, par extension, de l’indice d’une présence, ou de l’existence de quelque chose ou d’un évènement passé, qui peut être matériel ou non. La production de traces lors d’évènements constitue la forme la plus élémentaire de production de signes, mais la trace n’est pas un signe en soi. Elle ne devient signe que lorsqu’elle est reconnue ou admise comme telle et corré lée à une histoire, un contenu ou une expression. Le signe est une information jugée pertinente, mais sa signification peut encore être obscure. Ce signe ne devient indice que lorsqu’il apporte une signification, un élément de connaissance explicatif de l’histoire avec un certain degré de force (donc avec une relation probable entre l’effet observé et sa cause). La transformation de la trace en indice indique la reconnaissance de la pertinence de la trace pour, finalement contribuer à expliquer un cas particulier. Voltaire dans Zadig (Voltaire 1756), ou encore Eco dans le « Nom de la rose » (Eco 1982) montrent bien que la trace observée d’un genre d’animal (un chien ou un cheval) permet de déterminer quel genre d’animal est à l’origine de la trace (signe). La détermination de la qualité de l’information pour en inférer qu’un animal singulier (qui s’est enfui ou a disparu) correspond à la trace observée transforme le signe en indice : il indique alors, avec une certaine probabilité, son pouvoir explicatif.
Lorsque l’on confond la trace avec l’indice tout un processus de découverte scientifique est occulté : ce processus commence par la détection, et ce n’est pas anodin, car pour détecter il faut observer; mais observer sans savoir ce que l’on cherche conduit immanquablement à la détection, parfois évitable, de bruit ou de contaminations (traces non pertinentes qui découlent d’autres activités que celle qui fait l’objet d’une recherche).
Le processus d’abduction de Peirce peut ainsi se décrire plus finement.
L’observation est dirigée par la connaissance du spécialiste confronté à un type de situation et à un problème à résoudre, généralement lié aux circonstances d’un cas ou aux renseignements disponibles. La sensibilité des instruments d’analyse physique ou chimique des traces a considérablement augmenté. Des quantités de matières potentiellement détectables sont toujours plus petites et augmentent en conséquence la complexité de la recherche des traces : une perte d’information résulte inévitablement d’une observation qui n’exploite pas les hypothèses de scénarios sur ce qui a pu se passer. Des situations sont supposées et leurs conséquences possibles sur les échanges physiques sont évaluées. Cette interprétation conduit à la recherche ciblée de traces pertinentes.
Pour donner un exemple par l’absurde, le spécialiste ne va pas chercher une trace de sperme sur un drap dans l’investigation d’un cambriolage, mais va focaliser son attention sur l’observation de la voie d’accès (effraction), des objets et des lieux visités selon un déplacement observé par des traces au sol ou objets visiblement manipulés (boîte à bijoux, tiroirs vidés, etc) et enfin l’observation de la voie de fuite. L’observation est donc essentielle, mais pas suffisante, car encore faut-il voir. Les traces sont des éléments qui ne font pas partie de l’environnement normal du lieu, voire de l’harmonie du lieu ; elles se combinent entre elles pour former une image ou une histoire d’autant plus précise que le temps écoulé est court ou que la trace n’est pas fragile ou fugace. L’image ou l’histoire ne se cristallise que si des questions précises sont posées : ces questions définissent le cas et ce qui est recherché ! C’est là où la connaissance de comportements et de sources particulièrement «traçogènes» vient à l’aide du spécialiste qui se focalise sur certaines traces réputées plus riches en information (comme la trace digitale ou la trace biologique), à défaut de toute autre information circonstancielle. Dans ce cas, la richesse de l’information fournie par la trace peut produire le nom d’une personne non suspectée qui a dû être présente sur les lieux (trace digitale d’un multirécidiviste qui n’avait aucune raison de visiter le lieu). Les anglophones parlent de «cold hit», c’est-à-dire de l’identification d’une source, à froid, sans indication préalable, qui devra expliquer la présence de sa trace sur les lieux d’investigation. Le risque est de focaliser l’attention sur un récidiviste qui fait «le» bon coupable si l’on ne prend garde de maintenir à l’esprit d’éventuelles explications alternatives.
Pour mieux délimiter les types de connaissances engagées dans l’abduction de Peirce, et ainsi consolider cette partie fondamentale de la méthodologie forensique qui consiste à inscrire la trace dans un processus de détection, d’observation et d’interprétation, trois niveaux ont été proposés (Ribaux et Margot, 2008):
Le niveau physique : l’affinité entre les matières qui favorise les échanges.
Quels sont les « bons » supports sur lesquels des traces sont susceptibles d’être détectées ? C’est ainsi que Walsh et ses collègues (Walsh, Moss et al. 2002), notamment, abordent les traces biologiques, alors que Girod (Girod, Champod et al. 2008) étudie les affinités entre les chaussures et les sols pour comprendre les transferts de traces de chaussures ; Le niveau situationnel : la connaissance des situations criminelles typiques et de leurs relations possibles avec l’échange de matières (modes opératoires en fonction des circonstances du cas); Le niveau renseignement : la connaissance des phénomènes récurrents, de problèmes spécifiques et de l’état actuel de la criminalité, notamment des séries d’infractions en cours.
Un exemple représentatif (Ribaux, Baylon et al. 2010a, Ribaux, Baylon et al. 2010b) illustre bien l’apport d’une logique de décomposition des affaires selon les niveaux ci-dessus :
Une région bien délimitée fait l’objet d’une vague de cambriolages nocturnes particuliers. Le mode opératoire se distingue par un trou pratiqué dans le cadre des fenêtres des habitations visitées. Le phénomène étant nocturne, l’outil utilisé doit être silencieux, manuel comme une chignole (perceuse manuelle). Le trou sert à introduire une tige afin de soulever la poignée intérieure de la fenêtre pour en provoquer l’ouverture. Ce mode de fonctionnement constitue une situation qui explique logiquement le déroulement de chaque événement, mais ne permet pas de faire avancer l’enquête qui piétine. L’ampleur de la série provoque beau coup d’interventions, sans que l’information recueillie ne permette de résoudre cette activité criminelle particulière.
La perception de la gravité du phénomène conduit les services scientifiques à imaginer les gestes nécessaires à la réalisation des délits. Ils imaginent ainsi qu’en perçant le trou dans le montant de la fenêtre, l’auteur a besoin d’évacuer les copeaux résiduels en soufflant sur le trou ou en le nettoyant avec un doigt provoquant un contact physique traçogène. Pour tester cette hypothèse, un prélèvement d’éventuel matériel biologique autour du trou effectué avec la chignole dans une trentaine de cas apporte une nouvelle information importante. Dans la moitié de ces cas un profil ADN est obtenu. Ces profils sont pertinents, car ils proviennent d’un nombre d’individus limité (groupe d’auteurs). Dans les cas ultérieurs de cette série importante, ces prélèvements sont systématisés. Cette détection valide l’hypothèse situationnelle et l’association d’un groupe d’auteurs avec l’ensemble des cas. Ces bases solides ont donné une impulsion décisive aux enquêtes en cours (Ribaux 2014).
1.3.1. L’indice, définition.
Marque, signal ou objet laissé par le criminel sur les lieux de son forfait ou emporté par lui ou ses accessoires, l’indice constitue une signature matérielle de sa présence et/ou de son action.
Ce sont des signes apparents qui indiquent avec probabilité la présence ainsi que le déroulement d’un évènement, d’un cas, d’une action.
La distinction fondamentale par rapport à la trace, qui se définit par sa matérialité, vient de la transformation de son existence en information et en signification (apparaît également l’association avec sa source putative: l’auteur). L’indice exprime la valorisation du contenu d’information qui découle de la trace. Cette valorisation se décline selon une hiérarchie qui a été définie et particulièrement bien décrite par des auteurs anglais autour de Evett (Cook, Evett et al. 1998a, Cook, Evett et al. 1998b, Evett, Jackson et al. 2000, Champod, Evett et al. 2004, Jackson, Jones et al. 2006).
Le contenu d’information peut être catalogué d’abord comme indice de présence, la présence étant définie comme une identité de source, puis comme indice d’action qui donne une indication sur le déroulement des faits. De retrouver la trace digitale d’une personne sur un lieu, ne veut pas encore dire que cette personne a commis l’action (le crime) qui lui est imputée; cette trace peut provenir d’une personne qui a, ou qui a eu, légitimement accès au lieu. La localisation de cette même trace dans un endroit normalement inaccessible à sa source (par exemple à l’intérieur du coffre-fort qui a été vidé de son contenu) prend ici toute sa dimension par rapport à la seule identification de la source ! De la même manière, retrouver des produits inflammables dans un foyer d’incendie (là où il ne devrait pas y en avoir) est un indice d’action prouvant l’incendie volontaire ; ce qui est utile pour approfondir une enquête ou qualifier le délit.
Par contre identifier le produit inflammable à une source (des restes dans un jerrican retrouvé chez un suspect, ou sur les chaussures de ce même suspect) prend une toute autre dimension.
La définition de l’indice correspond à une vue probabiliste des choses. Le fait de l’existence des traces permet de raisonner sur la probabilité de leurs causes possibles. Une partie de la doctrine scientifique du domaine fait appel au théorème de Bayes (ou de la probabilité des causes) pour étudier la probabilité de retrouver une certaine trace selon les versions des faits proposées au tribunal ou par les parties à un conflit (Aitken et Taroni 2004). Alors que le juge ou le tribunal doit prendre une décision sur la cause, soit doit prendre une décision en déterminant un rapport de causalité entre un résultat et une action, le scientifique ne se focalise pas sur la cause mais sur la trace et sa signification. Il s’agit de déterminer si la présence d’une trace donnée s’explique mieux selon une version des faits qu’une autre. Cela revient à mesurer un rapport de probabilité de retrouver la trace si une version ou une autre des faits est vraie. Ce rapport est souvent désigné sous le nom de « rapport de vraisemblance » ou LR (pour likelihood ratio). La nature matérielle et physique de la trace permet expérimentale ment de mesurer la probabilité de trouver un type de trace dans une situation particulière. Cette probabilité varie fortement en fonction des versions des faits, elle est dépendante des circonstances. Ce n’est qu’en fonction de la connaissance des versions des faits possibles, ou propositions, que la valeur indiciale ou la qualité de l’information de la trace peut être mesurée ou évaluée. Le tribunal ou le juge s’intéresse à la cause (question morale par excellence), le scientifique à la trace, et sa signification potentielle face à des alternatives d’explication de sa présence (question matérielle). Cette distinction essentielle a été mise en évidence lorsque la commission d’experts dirigée par Poincaré a décomposé l’erreur de raisonnement de Bertillon dans l’affaire Dreyfus (« Dans l’impossibilité de connaître la probabilité a priori, nous ne pouvons pas dire: telle coïncidence prouve que le rapport de la probabilité de la forgerie à la probabilité inverse a telle valeur. Nous pourrons dire seulement : par la constatation de cette coïncidence, ce rapport devient tant de fois plus grand qu’avant la constatation » citation de (Appell, Darboux et al. 1904)).
Cette discussion montre qu’un indice ne peut être étudié qu’en fonction de circonstances pour lesquelles des alternatives existent. Les scientifiques refu sent parfois de connaître les éléments de contexte disponibles lorsqu’il s’agit d’investigation, car ils craignent de perdre ainsi leur intégrité scientifique. Mais le refus de connaître ces éléments de contexte est un non-sens lorsqu’il s’agit d’investigation ! Sa fonction explicative ne peut exister indépendamment d’évènements qui doivent être reconstruits ou expliqués.
Exemple:
Une jeune fille est découverte, assassinée, sous un pont quelques jours après sa disparition, en plein hiver. Les dernières personnes, outre le meurtrier, qui l’ont vue en vie, l’ont vue en train de faire de l’autostop. Bien que partiellement dénudée, il n’apparaît pas qu’il y ait eu violence sexuelle ; un frottis vaginal s’est avéré négatif. Les faits se sont déroulés dans les années 80 du siècle dernier, la police scientifique n’était encore que balbutiante dans l’exploitation de traces de contacts autres que les traces digitales, traces de sang ou traces de couteau.
Cette affaire aurait pu rester non résolue, mais les progrès techniques ont permis, au début du millénaire, de retrouver un spermatozoïde dans le slip de la victime. L’analyse de son profil génétique permettait de l’associer au profil génétique d’une personne connue de la police. L’analyse de la trace, sauf erreur de laboratoire, peut être attribuée à une source qui a dû avoir un contact avec la victime. La personne identifiée se défend en affirmant avoir eu des relations sexuelles avec la victime 3 jours avant son meurtre, mais qu’il ne s’en est pas vanté étant donné sa situation de jeune marié au moment des faits. La morale peut réprouver, mais ne permet pas d’incriminer. La trace donne un éclairage sur les contacts de la victime, mais ne permet pas d’associer sa source au meurtre, sans autre information. La trace est un vestige d’une présence, matérielle et associée depuis près de 20 ans indirectement (par le slip) avec la victime. Aucune méthode ne permet de déterminer si cette trace était déjà présente lors des faits ou non, malgré la force considérable de l’association de la trace et de sa source. Il est possible de dire que cette trace s’explique pratiquement aussi bien si la version des faits est « ce monsieur est l’auteur du meurtre » ou « ce mon sieur a été l’amant de la jeune fille ». La probabilité de la présence de la trace est équivalente pour les deux hypothèses. L’homme a passé 3 mois en prison préventive ! Et ce, malgré qu’il ait été identifié parmi un groupe d’amis de la victime à l’époque des faits. L’indication qu’il n’y avait pas eu violence sexuelle et un seul spermatozoïde pouvait également soutenir la version des faits présentée par cet homme. L’attribution d’une force d’association que donne le profil ADN ne s’est attachée qu’au résultat d’analyse plutôt qu’à la signification de la portée du résultat. Les prélèvements effectués lors de l’investigation initiale ont fait l’objet d’autres analyses. En particulier, les médecins légistes avaient pris la précaution de curer les ongles de la victime. L’analyse de ces prélèvements a mis en exergue un deuxième profil génétique (outre celui de la victime). Ce profil était également connu de la police et provenait d’un homme qui purgeait une peine infligée suite à sa condamnation pour meurtre. Ce deuxième homme ne faisait pas partie de l’environnement connu de la victime et, de plus, la position de la trace est souvent associée à un geste de défense. Cet homme affirme également ne jamais avoir rencontré la victime, qui lui est inconnue. La trace en tant que telle présente la même force d’association à une source qu’auparavant. Sa localisation et les circonstances lui apportent une dimension tout autre ! Aucune justification ne semble permettre d’envisager la présence de ces traces sous les ongles de la victime. Elle s’explique parfaitement si ce deuxième homme est l’agresseur. Non seulement l’information de la présence, mais également de l’action sont conformes à la présence et à la localisation de la trace. Bien qu’il soit possible d’imaginer d’autres scénarii, la connaissance de l’environnement habituel de la jeune fille ne montre aucune autre version logique et plausible.
1.4. Trace et empreinte
Jusqu’ici, le mot « empreinte » n’a jamais été mentionné. Il est pourtant utilisé par beaucoup comme synonyme de trace. Le langage courant, la littérature, même les spécialistes et les dictionnaires, véhiculent une erreur sémantique essentielle pour le criminaliste, mais qui n’a aucune espèce d’importance par ailleurs : ils confondent trace et empreinte, notions proches, mais bien distinctes pour le spécialiste de la trace. Cette erreur provient d’ailleurs peut-être des premiers spécialistes des « empreintes digitales ».
La différence se situe dans l’essence volontaire de l’empreinte. L’homme a appris à écrire pour éviter l’oubli, il a appris à imprimer pour diffuser sa mémoire. Il imprime ce qu’il veut garder comme référence. Il imprime pour avoir le contrôle le plus complet et détaillé d’une information. Cet acte volontaire vise à la complétude et à la perfection (même si une empreinte est la copie imparfaite d’un modèle unique à trois dimensions comme l’empreinte digitale !). Tout le contraire de la trace qui, par essence, est involontaire.
Cette distinction permet de clarifier que ce qui est retrouvé sur un champ d’investigation est généralement une trace imparfaite, incomplète, perturbée (comme la trace digitale, la trace d’une semelle de soulier, la trace d’une oreille collée contre une porte, la trace d’un outil, etc), alors que l’investigateur fabrique ou imprime une empreinte de comparaison (empreinte digitale sur fiche dactyloscopique, empreinte de semelle de soulier, empreinte d’oreille, empreinte glissée ou moulée d’un outil, etc.). L’empreinte constitue donc le référentiel fabriqué à des fins de comparaison. Les paragraphes qui précèdent évitent explicitement le terme « empreinte » pour ne retenir que celui de trace. Les publications en anglais, malheureusement, perpétuent cette confusion et utilisent l’oxymore « latent fingerprint» pour désigner la trace (même pour une trace visible et patente) alors que les dactyloscopes britanniques avaient soigneusement définis « fingermark» pour la trace et «fingerprint» pour le référentiel ! Les auteurs allemands sont par contre beaucoup plus précis et définissent « die Spur» la trace, par opposition à « die Abdruck» pour l’empreinte.
Une autre ambiguïté provient de l’usage du terme « empreinte digitale », dont le dessin est unique dans ses détails pour définir la singularité quasi absolue d’une méthode d’analyse. Le chimiste parle de l’empreinte digitale du spectre infra- rouge d’un composé (zone du spectre très variable et individualisante) alors que le biologiste parle de l’empreinte génétique, empreinte ADN, voire l’empreinte « digitale » de l’ADN (DNA fingerprint). Ces abus de langage sont véhiculés par divers scientifiques (chimistes, biologistes, etc.). Ils sont pourtant malheureux en police scientifique et introduisent une confusion dommageable. Le chimiste ou le biologiste qui analyse une espèce chimique ou une partie de la molécule d’ADN produit des données numériques (des séries de chiffres) qui montrent un profil partiel spécifique d’intérêt. Il est plus juste de parler de profil chimique ou profil ADN, même si le scientifique imprime le résultat de son analyse sous forme de graphique pour faciliter les comparaisons. L’oeil et le cerveau humain sont, en effet, plus habiles à détecter des différences de formes que des différences infimes dans des séries de chiffres. L’ordinateur est imbattable et permet des comparaisons immédiates lorsque les données sont enregistrées sous forme de listes de chiffres comme pour les profils ADN, il est bien moins performant dans l’analyse et la comparaison de dessins digitaux ou d’images de visages.
1.5. Trace : échantillon ou spécimen ?
Un échantillon est une portion d’un tout, choisi pour représenter ce tout. Il constitue un choix statistique, conscient, qui doit permettre de raisonner sur sa représentativité par rapport à la source dont il provient, en déterminant l’intra-variabilité de sa composition.
L’échantillonnage est important lorsqu’on veut caractériser un lot de stupéfiant à partir d’une saisie importante et le lier, éventuellement, avec d’autres saisies qui partagent un profil similaire et qui auraient été produites simultanément par le même réseau. Une analyse d’une saisie d’un kilo se fera par un choix d’échantillons précis pour donner une indication statistique sur l’homogénéité, le domaine de variation et le potentiel de former une classe chimique, également par com paraison avec certaines saisies de petites quantités provenant de consommateurs en bout de chaîne. Dans ce cas, il est légitime de parler d’échantillon, mais ce n’est de loin pas courant qu’une trace soit en quantité suffisante et sous une forme qui autorise son échantillonnage. Il est pourtant courant que des prélèvements opérés sur un champ d’investigation soient désignés par le terme « échantillon ». De confondre la trace avec un échantillon conduit à un amalgame douteux qui donne l’illusion de représentativité nécessaire que cela devrait impliquer.
La sélection d’échantillons ou le processus d’échantillonnage est, par contre, parfaitement justifié, et nécessaire, lorsqu’il s’agit de prélever du matériel de référence ou de comparaison (matériel de référence provenant du champ d’investigation pour documenter l’ensemble de la variation de la source de ce matériel – par exemple: sélection d’échantillons de peinture d’un véhicule automobile accidenté pour comparer ceux-ci avec la trace retrouvée sur un piéton renversé lors d’un délit de fuite).
Par contraste, un spécimen est également une portion d’un tout sans aucune garantie ou information quant à sa représentativité pour décrire le tout. De nombreuses publications discutent de l’échantillonnage de la scène de crime (sampling en anglais) comme si la trace laissait le choix ! Dans une grande majorité des investigations la trace ne constitue qu’un spécimen unique (imparfait, incomplet, éventuellement même contaminé), qui est le vestige accidentel laissé par le criminel. Le fait que ce soit un spécimen ne laisse aucun choix au scientifique : son ana lyse va donner une information sans qu’aucune mesure ne permette d’être certain qu’elle est représentative de sa source. L’analyse peut se focaliser sur les éléments les plus stables ou significatifs qui conduisent à une information jugée fiable. Il est seulement possible de raisonner sur la probabilité qu’elle soit conforme aux caractéristiques de sa source putative. Nous retrouvons là toute la difficulté de l’approche forensique.
La plupart des scientifiques se focalisent sur les mesures de qualité de leurs méthodes ou techniques d’analyses, qui sont pourtant souvent très bien maîtrisées, alors que la grande source d’incertitude réside dans la qualité de la trace elle-même. C’est d’ailleurs pourquoi il est très rare que des informations quantitatives très précises soient nécessaires pour apporter l’information utile. Par ex. en face de symptômes d’empoisonnement, le fait de rencontrer dans les viscères une quantité grossièrement déterminée de produits dont les effets symptomatiques sont ceux observés suffit généralement amplement à la détermination de la cause de l’empoisonnement, malgré tout ce qu’a pu écrire Paracelse sur la dose qui fait le poison. La détermination quantitative précise est par contre essentielle en matière thérapeutique.
Les mesures de qualité devraient se diriger en priorité vers la trace, son type, son histoire (telle qu’elle peut être connue) et la part fiable de l’information qu’elle contient. Pour une trace de semelle de chaussure, cela peut être une vague forme (sans dessin de semelle spécifique) mais qui donne une information assez précise sur la pointure, l’orientation du déplacement, la présence d’un talon et peut- être d’une usure. Cela ne permet pas d’identifier le soulier, mais la taille permet d’exclure éventuellement toute une série de suspects (surtout si la pointure est particulièrement grande ou petite) et l’orientation permet d’imaginer un déplace ment vers un meuble/objet qui peut porter d’autres traces. Se refuser à l’utiliser parce qu’elle est imparfaite est une position dogmatique qui ne s’accommode pas de l’étude des traces, elle est malheureusement trop souvent rencontrée dans les laboratoires qui se coupent ainsi souvent de la seule information matérielle fiable dont ils disposent : celle provenant du spécimen que constitue la trace. L’expert en documents qui ne fait pas l’analyse d’un document parce qu’il s’agit d’une copie et non d’un original n’a rien compris à son rôle. La copie est peut-être le seul spécimen qui constitue la trace matérielle, son étude peut être tout à fait pertinente même si des réserves doivent être émises.
L’utilisation erronée du terme « échantillon » donne l’illusion du choix possible face à une trace et ne permet pas de retenir son caractère accidentel et aléatoire. La conséquence, et l’inconvénient de cette conception, est que de nombreux services scientifiques ne recherchent plus la trace pour ce qu’elle peut apporter comme information, mais ne se focalisent plus que sur la trace au plus fort potentiel pour identifier sa source, par exemple l’ADN, au détriment de toute autre trace ou combinaison de traces qui pourtant, dans de nombreux cas, apporterait une information tout aussi pertinente, voire beaucoup plus probante. Cette forme de dépense d’énergie et de moyens sur un seul type de trace, quitte à négliger les autres, sans aucune considération sur l’information recherchée ne peut que conduire à un appauvrissement systématique, profond et catastrophique pour la discipline. La focalisation sur un type de traces et le refus de considérer que la contamination est un facteur omniprésent, comme facteur d’incertitude, conduit à de nombreuses situations préjudiciables.
La grande illusion existe et se perpétue au sein de l’administration des laboratoires que la qualité de la trace est non contaminée, totale, lorsque le processus d’enquête a pris toutes les précautions (combinaisons d’intervention, collection irréprochable, suivi de la trace minutieuse du moment de sa collection au tribunal). Cela conduit à rejeter des indices précieux même si une incertitude supplémentaire, qui aurait pu être évitée, a été introduite par le processus d’enquête lui-même. Dès le moment où il est tenu compte de cette incertitude, il n’y a aucune raison valable de se couper de l’information pertinente.
Exemple:
Lors d’un attentat sanglant, un véhicule piégé a explosé au milieu d’une foule, tuant plusieurs dizaines de personnes et détruisant une partie des maisons et commerces environnants, malgré une annonce téléphonique répétée de l’imminence de l’explosion. La bombe a été placée à un endroit autre que celui annoncé, d’où le carnage qui en a résulté. La panique, les interventions d’urgence, le chaos ne permettent pas d’envisager de recherche de traces dignes de ce nom. Les gravats sont accumulés dans des bennes. Le peu qui reste de la voiture permet de retrouver une plaque minéralogique fausse, un numéro de châssis qui permet de remonter à une voiture, volée trois jours auparavant dans un village à près de 100 km. Une recherche sommaire sur les lieux par un spécialiste de bombes artisanales montre la présence d’un interrupteur. Cet interrupteur peut être n’importe quel interrupteur et n’a, peut-être, aucune relation avec la bombe, cependant sa connaissance des systèmes de mises à feu avec retard rencontrés dans des évènements précédents permet à ce spécialiste de montrer aux enquêteurs le modèle possible de système de mise à feu (boîte en plastique avec couvercle bleu, trois interrupteurs dont une minuterie, circuit électrique, bloc de colle). S’il s’agit de ce modèle de système de mise à feu, certains composants doivent se retrouver dans les décombres : la recherche est maintenant orientée par le fait que le spécialiste a considéré la trace « interrupteur » comme un signe du « type de minuterie » pour la mise à feu. Si rien n’avait été trouvé, cette abduction serait restée sans suite. Comme le couvercle, les 2 autres interrupteurs et une partie du circuit électrique ont été retrouvés (en très mauvais état) dans les décombres, la trace initiale est devenue indice, ainsi que l’ensemble des pièces du système de mise à feu avec retard. L’état général des débris est insuffisant pour espérer retrouver un profil génétique, ou une trace digitale qui permette de remonter à un contact avec ces pièces.
L’identification du véhicule, sa localisation géographique (qui coïncide avec la localisation des cabines téléphoniques dont sont issues les annonces de l’attentat) et temporelle ont permis de la repérer sur des enregistrements de camé ras de surveillance sur le chemin vers le lieu de l’attentat, à des moments précis. Le flux des communications téléphoniques permet d’identifier un certain nombre de contacts coïncidant avec le déplacement et les circonstances, sans pour autant aboutir à une mise en cause, etc.
C’est là que l’indice système de mise à feu devient important : pourquoi le spécialiste a-t-il pu décrire ce système ? Dans les six mois qui ont précédé l’attentat réussi, une quinzaine d’incidents ratés, débusqués avaient vu l’utilisation d’un tel système : cela semblait correspondre à un modèle familier pour un petit groupe terroriste (qui utilisait d’ailleurs une série de codes dans les messages qui annonçaient chaque attentat ou tentative).
Le raisonnement qui peut être fait est que les auteurs de l’attentat meurtrier sont les mêmes que les auteurs des autres évènements similaires. Parmi ces derniers, de nombreux systèmes de mises à feu avaient été débranchés, sans avoir été démontés. Comme ils n’avaient pas subi d’explosion, il n’était pas du tout exclu de retrouver des traces de contacts permettant d’identifier une source. C’est ainsi que le démontage et la recherche de traces ADN dans l’intérieur de ces systèmes a permis, dans quatre cas, de retrouver un profil ADN plus ou moins complet, le même, d’un homme inconnu des fichiers ADN de police, parmi d’autres profils sans relation les uns avec les autres. D’en tirer la conclusion que l’homme à la source de ce profil ADN avait participé à la confection de ces systèmes paraît raisonnable.
Plusieurs mois plus tard, lors d’un contrôle dans une affaire criminelle mineure, un homme est arrêté et l’analyse de son profil ADN montre qu’il s’agit de la source de la trace ADN retrouvée dans les mécanismes des quatre bombes.
Nous passons ici sur toute une série d’éléments d’enquête (localisation géographique, temporelle, téléphones, etc) pour nous focaliser sur cet élément, extrêmement puissant, reliant cet homme aux bombes de la série, sinon la bombe du massacre. Arrêté, renvoyé en cours d’assises cet homme sera libé ré pour une raison technique. Alors que la traçabilité ou la chaîne de possession des indices paraissait adéquate, dans l’une des investigations d’une bombe qui n’avait pas explosé, les policiers avaient affirmé avoir utilisé des combinaisons complètes pour éviter toute contamination ; des reflets filmés de cette investigation ont cependant montré des investigateurs sans combinaison.
Ont-ils menti ? Ou la pratique actuelle, instaurée après les évènements investigués, leur semblait si naturelle que ça devait être le cas déjà lors de cette investigation ! La décision du tribunal se base sur le fait que si la traçabilité est bonne, cela ne suffit pas pour garantir la « pureté de la collecte, de la transmission et de l’entreposage » des pièces indiciales sur laquelle se base l’expertise scientifique. Cet argument est spécieux en l’occurrence : il ne s’agit pas de traces dues à des contaminations par les investigateurs qui ont été découvertes, mais des traces d’une personne inconnue des fichiers ADN, retrouvées dans quatre systèmes de bombes indépendants. La présence de ce profil ADN pourrait évidemment s’expliquer par la contamination, mais pour qu’il y ait contamination, il faut une présence, un contact, qui ne pourrait s’expliquer que par un contact avec les pièces, qui se trouvaient dans les laboratoires de police ou dans le laboratoire où se déroulait l’analyse depuis le moment de leur prélèvement. La personne ainsi identifiée était pourtant inconnue de ces services au moment où son ADN a été retrouvé sous forme de trace. L’absence de combinaison pour les enquêteurs ne pouvait que contribuer à la dégradation des traces existantes par l’adjonction de traces provenant des intervenants, mais n’explique pas la présence de la trace ADN retrouvée dans quatre incidents, sinon par une présence et un contact avec les pièces internes de ces systèmes !
La trace, aussi imparfaite ou dégradée soit-elle, reste une source d’information dans ce cas. L’argument retenu par le tribunal d’une contamination s’inscrit difficilement dans la chronologie de la découverte. La décision du tribunal suit un raisonnement qui se base sur une illusion de pureté qui, apparemment existe, lorsque certaines règles de qualité inscrites dans les manuels de « bonnes pratiques » sont suivies. Cela permet d’éviter d’autres outrages à la trace que ceux dont elle a été victime, mais n’enlève rien à l’indice fragmentaire présent !
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Indice ou signification extraite de la trace
La trace n’est donc qu’un objet sans signification propre. Son lien au cas, et aux hypothèses raisonnables pour expliquer sa présence, lui donne en quelque sorte sa « raison d’être » fondamentale. C’est le résultat observé qui permet le raisonnement, une inférence quant à un fait passé. La trace devient donc signe lorsqu’elle est exploitée à des fins d’enquête ou indice lorsqu’elle participe à une reconstruction ou une démonstration.
La trace jugée pertinente doit encore révéler ce qu’elle peut vouloir signifier dans le contexte d’un cas particulier. Cette signification s’exprime selon la hiérarchie de propositions déjà évoquée au § 1.3.1, le niveau le plus bas étant constitué par l’indication de source, alors que l’indice d’action permet une reconstruction plus complexe des évènements tels qu’ils ont pu se dérouler.
Cette hiérarchie ne tient pas compte d’une qualité supplémentaire de l’indice pour orienter l’enquête, voire détecter des phénomènes criminels (séries, organisations) au travers des renseignements qu’il peut générer. La trace en tant qu’indice d’enquête et de renseignements est une voie de recherche et d’applications potentiellement très riche (Ribaux et Margot 2008, Ribaux, Baylon et al. 2010a, Ribaux, Baylon et al. 2010b), mais encore peu développée à cause du changement paradigmatique que cela implique.
La trace en tant qu’indice de source
Paul Kirk (Kirk 1963) décrit la criminalistique comme la « science de l’individualisation » et voit dans la détermination singulière de la source unique d’une trace l’essence même d’une discipline particulière qu’il appelle criminalistique. Le postulat de Kirk est que tout objet, toute trace est unique et possède un ensemble de caractéristiques physiques et chimiques qui permettent de remonter à une source spécifique. Cette conception est particulièrement bien illustrée par l’usage de la dactyloscopie. La trace digitale reproduit un dessin de l’arrangement des crêtes papillaires qui par la combinaison de détails accidentels permet de déterminer in fine l’identité spécifique du doigt qui a laissé la trace. Cette question de l’individualité a conduit à de nombreux travaux comme ceux de Kwan (Kwan 1977) qui montrent bien que la décision sur l’identité individuelle ou spécifique est obtenue par raisonnement (inférence) suite à la réduction de la taille d’une population jusqu’à l’unité grâce à des facteurs sélectifs combinés.
Kwan distingue l’identité qualitative de deux objets ou traces, qui s’exprime par le fait que leurs caractéristiques chimiques ou physiques sont non-différenciables, de l’identité numérique lorsque deux objets sont en fait un seul et même objet, comme la voiture vue à deux endroits/moments différents par différentes personnes, mais qui s’avère être la même voiture. Très rapidement l’illusion est apparue que plus la méthode d’analyse est sélective plus la décision de l’identité de la source est facile, car le processus d’individualisation a souvent été réduit à une forme de détermination de l’identité qualitative. C’est pourquoi l’analyse s’est généralement focalisée sur la puissance des techniques plutôt que sur les questions des facteurs circonstanciels ou situationnels qui permettent d’aboutir à la décision. Cette orientation conduit à la frénésie d’acquisitions technologiques toujours plus pointues, sans pour autant être plus en mesure de répondre à la question pertinente: quelle est l’identité de la source de la trace ?
Le résultat est souvent rapporté comme une non différenciation ou pire, une différenciation est observée, mais provient de l’inhomogénéité de la trace et/ou de la source, ou d’une dégradation, et non d’une différence de source, ce qui conduit inévitablement à une décision d’exclusion fausse.
Ce n’est donc pas si simple et de nombreuses thèses sont confrontées à la question de la décision quant à l’identité de la source et de quelle identité il s’agit.
Ainsi Champod (Champod 1996) étudie les caractéristiques sur lesquelles se basent les spécialistes en dactyloscopie pour décider qu’une trace a été laissée par un certain doigt et comment les seuils de décision peuvent être fixés, car, en effet, la pratique montrait des divergences notoires, alors qu’il suffisait de 7 ou 8 facteurs discriminants dans certains pays (USA, Allemagne) pour décider de l’identité, ce nombre de facteurs passait à 16 (UK) ou 17 (Italie) dans d’autres, et ceci encore à la fin du XXe siècle! Même la France présentait des pratiques différentes selon les services concernés (12 ou 16 minuties).
Meuwly (Meuwly 2001) étudie la trace de la voix humaine (enregistrée à travers le filtre de communications téléphoniques ou d’enregistrements bruités) pour déterminer si un enregistrement donné entre dans les variations normales de la voix d’une personne (intra-variabilité) par rapport à l’ensemble des variations des voix d’une population-cible (inter-variabilité). Ou encore Neumann (Neumann 2008) distingue l’ensemble des différentes décisions quant à l’identité de source d’encres à savoir si 2 traits d’encre ont une même formulation chimique, proviennent d’un même fabricant, proviennent d’un lot particulier d’un même fabricant, proviennent d’un instrument scripturant de même marque et modèle ou proviennent du même instrument scripturant. Cette classification et la gradation vers l’unicité est plus compliquée qu’il n’y paraît, car un trait d’encre sur un document se modifie en fonction du type de papier, des facteurs externes (lumière, humidité) pour aboutir à une formulation chimique différente de sa source. L’inférence de l’identité de la source devient très délicate et spéculative. Cette difficulté se reflète dans la détermination de l’âge d’un trait d’encre : une différence chimique observée entre un trait et un autre peut s’exprimer en termes de cinétique de transformation au cours du temps ou, alternativement, une différence de source de constitution chimique proche !
Cette discussion montre l’importance du raisonnement en fonction des circonstances ou de la situation particulière du cas. Dans un accident de la circulation avec délit de fuite, un éclat de peinture peut donner l’indication d’une marque et modèle du véhicule qui s’est enfui. Il est vrai que cette information est potentiellement plus utile s’il s’agit d’une voiture très rare (Ferrari, Rolls Royce) que s’il s’agit d’une Renault ou VW d’un modèle très répandu (encore que cette appréciation puisse être différente à Monaco qu’en Seine St Denis !). Le nombre de sources potentielles est d’un ordre de grandeur différent. Cependant, ce qui intéresse est le nombre de véhicules de telle marque et modèles accidentés dans un rayon géographique donné. Si 20 véhicules possibles présentent des dégâts, ce n’est plus la composition chimique qui est pertinente, mais bien la position physique des traces et l’éventuelle détection de traces provenant de la victime de l’accident sur l’un des véhicules (transfert croisé). Des analyses chimiques de routine permettent de déterminer marque et modèle et suffisent généralement, en regard des autres paramètres observés, pour faire une hypothèse de source tout à fait convaincante. À la veille de l’an 2000 certains laboratoires envisageaient encore de pouvoir différencier des lots de peinture différents pour un même modèle de véhicules par un processus analytique complexe sans se rendre compte que le but analytique final ne répondait pas plus à la question que l’analyse de routine, voire ne pourrait pas faire de différence entre lots différents ou même lot dont les subdivisions ont subi une histoire différente !
2.2. La trace en tant qu’indice d’action
Lorsque l’identité de source d’une trace est supposée ou avérée, la question qui suit concerne sa pertinence pour expliquer le déroulement de l’action.
L’hypothèse ici est que le transfert de la trace a eu lieu lors de l’action et qu’elle a persisté jusqu’au moment de l’investigation (le facteur temps apparaît à nouveau). La localisation, et la position relative des traces, prennent toute leur importance dans cette perspective. Cette question a été largement abordée ailleurs et quelques éléments sont repris ici (Ribaux et Margot 2008). C’est Locard (Locard 1920) qui a énoncé un postulat, souvent érigé en principe : « La vérité est que nul ne peut agir avec l’intensité que suppose l’action criminelle sans laisser des marques multiples de son passage. [...]. Les indices dont je veux montrer ici l’emploi sont de deux ordres : tantôt le malfaiteur a laissé sur les lieux les marques de son passage, tantôt, par une action inverse, il a emporté sur son corps ou sur ses vêtements les indices de son séjour ou de son geste ».
Ce postulat a été décliné sous de multiples formes décrites par Crispino (Crispino 2006). Il permet d’accepter que la situation dans laquelle se déroule le crime influe sur la nature (répartition spatiale, quantité et qualité) des échanges physiques. La plupart du temps, l’action criminelle requiert en effet d’opérer rapidement et discrètement, de prendre des précautions et d’agir avec calme dans des situations risquées et largement imprévisibles. Selon les situations particulières dans lesquelles le malfaiteur agit et selon sa technique, il aura une propension à échanger plus ou moins de matières de différents types, à différents endroits, avec son environnement.
Les grands auteurs du début du siècle passé (Gross 1899, Reiss 1911, Locard 1920) donnaient déjà une importance prépondérante à la connaissance des techniques des malfaiteurs et de leurs relations avec les traces susceptibles d’être détectées. Aujourd’hui, il n’existe pas vraiment de méthodologie qui guide l’élaboration d’un lien entre l’action et la trace. Cette interprétation semble se réaliser essentiellement sur la base d’une expérience non formalisée de modes opératoires et des types de lieux investigués.
Toutefois, la compréhension de la trace comme un indice d’action peut considérablement s’améliorer en prenant en compte une série de développements récents de recherches criminologiques (Felson et Clark 1998, Clark et Eck 2003) voire de renseignement forensique, qui visent à mieux comprendre les éléments constitutifs d’une situation criminelle. Même si l’objectif principal consiste pour ces auteurs à modifier ces éléments à des fins préventives, afin d’empêcher la réalisation de crimes, leurs recherches offrent un potentiel intéressant pour aider à mettre en relation une trace et une action. Elles insistent notamment sur l’importance de l’environnement social et physique immédiat qui contraignent les mouvements et les opérations du malfaiteur et ainsi ses possibilités de transférer des traces.
2.3. La trace en tant qu’indice de renseignement
L’utilisation d’opérations logiques simples à partir de traces permet de fournir des informations et des renseignements (phénomène criminel organisé, répétitif), de construire des relations entre cas (les mêmes traces observées sur plusieurs cas permettent de détecter des séries – sans pour autant connaître le ou les auteurs de la série) pour finalement aboutir à l’interprétation de la trace ou d’un ensemble de traces comme modèle explicatif de ce qui s’est passé (Rossy, Ioset et al. 2013). Il est donc faux d’envisager la trace uniquement à des fins de démonstration en tribunal, comme cela est souvent admis, plus ou moins explicitement.
La trace comme indice d’action projette les sciences forensiques vers toutes les disciplines qui étudient les activités dont elle découle. En particulier, les 90 sciences sociales ou humaines qui étudient le crime et ses causes ouvriraient de nouvelles possibilités en s’appuyant davantage sur les informations élémentaires qui peuvent émaner des traces.
Cette richesse est également très mal utilisée par les scientifiques, peu enclin à contextualiser les traces et à les analyser par rapport à leur contenu d’information aussi fragmentaire, incomplet ou imparfait soit-il. Ils préfèrent trop souvent se réfugier dans des considérations techniques, notamment la standardisation et l’accréditation de la manipulation des instruments qu’ils utilisent.
L’interlocuteur unique est le juriste qui veut obtenir des informations pertinentes en fonction d’une finalité liée au seul cas, tel que défini par un code. Mais cette vision légaliste et réactive du système judiciaire est aujourd’hui sérieusement remise en cause. L’information sur la criminalité ne doit pas seulement aboutir à aider un juge à décider, mais elle doit plutôt aider à comprendre les formes de criminalités principales et prioritaires (analyse stratégique), afin de décider les actions de sécurité les plus efficientes. Les scientifiques doivent réussir à s’adapter rapidement à ce changement de paradigme. La trace comme vecteur de renseignement (forensic intelligence – analyse stratégique) et comme méthode d’investigation et d’enquête scientifique (analyse criminelle opérationnelle) est traitée dans une série de publications (Ribaux, Taroni et al. 1995, Ribaux, Champod et al. 1997, Ribaux et Margot 1999, Ribaux, Girod et al. 2003, Ribaux et Margot 2003, Ribaux et Margot 2008) (Ribaux, Baylon et al. 2010a, Ribaux, Baylon et al. 2010b, Ribaux 2014).
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La valeur et les risques associés à l’indice matériel
La valeur de l’indice matériel découle d’une détection, d’une reconnaissance et d’une exploitation associées à une suite de raisonnements qui aboutissent dans l’enquête, ou au tribunal, à une représentation de faits matériels passés avec une précision et une exactitude que l’on souhaite optimales. Cependant, ni le juge, ni le jury, ni le spécialiste des traces n’étaient présents lors de l’évènement que constitue le cas. Les lois physiques qui régissent les éléments matériels, comme les traces, permettent d’éviter de nombreuses spéculations et de s’orienter vers des hypothèses causales raisonnables. Il demeure que la valeur indiciale découle d’inférences construites à partir de connaissances scientifiques de la matière et de son comportement dans des situations particulières. Cette connaissance indirecte du fait reconstruit n’est pas sans risques, comme le rappelle l’aphorisme populaire qui dit que la vérité n’a qu’un seul visage alors que l’erreur en a mille. L’erreur et sa maîtrise interpellent les scientifiques qui y consacrent beaucoup d’effort pour la limiter et la comprendre. Malheureusement, en termes de traces, les scientifiques se sont souvent confinés en laboratoire, avec des techniques toujours plus pointues, pour exprimer des résultats parfaitement calibrés avec une bonne maîtrise des incertitudes liées aux méthodes analytiques au détriment de l’analyse du contenu informatif, très riche, qu’elles peuvent procurer pour décrire des phénomènes ou situations criminelles, les expliquer dans leur déroulement et en identifier les acteurs (Margot 2011a). Cette richesse s’exprime au travers d’indices matériels qu’il est toujours possible d’analyser à nouveau ou selon de nouvelles perspectives par le fait qu’ils sont, justement, matériels. La qualité de l’information n’est pas facile à normaliser, car l’indice est un outil dia gnostique directement associé à un cas particulier qu’il s’agit de résoudre. Deux hypothèses doivent être vérifiées consciemment par l’expert en traces pour éviter de nombreuses erreurs. Ce spécialiste doit faire une hypothèse sur la pertinence de la trace qu’il exploite et, si celle-ci est confirmée ou raisonnable, il doit présumer que la trace qu’il analyse est représentative de sa source. Cette démarche fait appel à des connaissances et une maîtrise technique qui découlent plus de l’expertise que de la production d’analyses de routine, car elle pose la question du pourquoi de l’analyse, plutôt que du comment. Malgré la discussion sur la cause des traces (§ 1.2.), l’importance que prennent ces hypothèses dans l’exploitation des traces mérite d’y consacrer une petite discussion.
3.1. Hypothèse de pertinence de la trace
La pertinence s’exprime par une relation entre la trace et le cas. Il n’est jamais certain, a priori, qu’une trace détectée soit effectivement en relation avec le cas à résoudre. La connaissance de séries criminelles en cours, la connaissance de modes opératoires et la connaissance des capacités de transfert et de persistance d’une gamme étendue de matériaux, objets ou signaux permet de faire des hypothèses raisonnables de pertinence. L’idée répandue qu’il faut tout prendre (à l’opposé de celle qui restreint la recherche à une seule trace), les informations d’enquête permettant ensuite de faire le tri et de ne retenir que ce qui est utile pour une démonstration est une méthode vouée à l’échec. Dans une telle démarche, ce qui est perçu comme le plus complet, le moins contaminé (donc dirigé vers une facilité d’exploitation ensuite) sera toujours relativement bien relevé au détriment de la trace partielle chargée d’information. Rien ne rem place ici une capacité généraliste d’évaluer une situation, d’observer et détecter pour enfin collecter une majorité, si ce n’est la totalité, des traces qui peuvent expliquer le cas. Cette situation est analogue à celle du médecin qui observe des symptômes, fait une anamnèse, puis focalise et décide d’une démarche thérapeutique ou de confier à un spécialiste une opération particulière. Cela demande connaissance, expérience et intelligence. Malgré une conscience toujours plus aiguë de la puissance des indices, la connaissance de spécialistes s’est développée dans les laboratoires dont il semble que l’on attend des miracles, alors que sur le terrain des gens formés sur le tas ou n’ayant bénéficié que d’une formation sommaire (quelques semaines), lorsqu’ils n’ont pas été intégrés au service technique en punition, sont appelés à faire la démarche la plus intellectuellement difficile: poser les questions que le cas soulève dans son contexte, poser un diagnostic et chercher les clés qui pourraient permettre de com prendre les causes et les circonstances de ce qui s’est passé. La police scientifique se coupe de sa substance intellectuelle lorsqu’elle est absente du lieu où se fait la détection. Elle se coupe également la possibilité d’estimer la pertinence de ce qu’elle va analyser.
Les connaissances nécessaires semblent vouloir toucher à l’universalité, mais une connaissance des phénomènes de transfert et de persistance de traces qui, nécessairement, prennent place lors de situations criminelles, une formation scientifique solide pour développer les sens et les outils d’observation et de détection (connaissance de l’interaction de rayonnements électromagnétiques avec la matière) qui étendent les domaines de perception et l’acuité de nos sens et enfin une connaissance du potentiel d’information sur les sources et les actions qu’un certain type de traces peut avoir, constitue déjà un bagage sur lequel l’expérience peut se construire valablement. Une formation de ce type est offerte au sein de l’Université de Lausanne et les jeunes scientifiques qui en sortent n’ont pas l’expérience, mais les connaissances nécessaires et utiles pour aboutir aux hypothèses de pertinence les plus développées. Une information qui peut paraître anecdotique mais qui peut également être un indice de la valeur de cette approche nous vient du chef d’un service technique de police qui, sur plusieurs années, a bénéficié de plusieurs postes de stagiaires pour des scientifiques forensiques en fin de formation. À titre purement documentaire, une évaluation rétroactive a montré que ces stagiaires (sans expérience, mais formés) rapportaient en moyenne deux traces pertinentes sur trois au laboratoire alors que le personnel expérimenté (de formation policière traditionnelle) ne rapportait, dans le même temps, qu’une trace pertinente sur trois.
La connaissance de phénomènes criminels et la connaissance des méthodes de détection permettent indubitablement de faire une collecte raisonnée d’une majorité de traces pertinentes. Ces constituants de la science sont nécessaires pour émettre des hypothèses de pertinence valables, car il n’y a pas d’autre moyen pour reconstruire les évènements passés sans en avoir été l’un des acteurs. La formation des hypothèses de pertinence est une démarche scientifique essentielle de la police scientifique - sans celle-ci, la collecte des traces restera le maillon faible teinté d’amateurisme (parfois éclairé) qui affecte ce moyen d’investigation, malgré la reconnaissance de sa puissance intrinsèque (Hazard 2014). Dans cette optique, le travail d’analyse subséquent s’en trouve valorisé au lieu de dépenser du temps et de l’énergie sur des traces qui s’apparentent, souvent, à de la contamination. La frustration des gens de laboratoires, confrontés à des analyses toujours plus poussées, mais dont ils ne peuvent souvent pas évaluer le sens est une constante depuis la création des grands laboratoires d’état, coupés de tout pouvoir de décision quant aux choix des traces qui pourront être analysées (Margot 2011a).
3.2. Hypothèse de représentativité de la trace
Le scientifique part du principe que, lors de la formation de la trace, au moment du transfert, celle-ci partage avec sa source un ensemble de caractéristiques d’une telle convergence qu’elle représente valablement la source. Elle constitue en quelque sorte la signature matérielle de cette source. Dans de nombreux cas, cette convergence est telle que la conclusion d’identité de source va de soi. C’est le cas du dessin d’une trace digitale de qualité qui se conforme au dessin de l’empreinte avec lequel il est comparé, ou du profil ADN complet concordant.
Dans d’autres cas, les divergences sont telles que l’exclusion est la seule conclusion possible. Un projectile de calibre 9 mm ne peut pas avoir été tirée dans une arme dont le canon a un calibre de 7,65 mm.
Cependant, dans de nombreux cas la source peut ne pas être homogène ou, plus souvent, l’histoire divergente de la trace et de sa source provoque des modifications qui conduisent à des difficultés d’interprétation quand cela ne conduit pas à une exclusion fallacieuse. C’est à nouveau le raisonnement et les connaissances qui permettent d’exploiter la valeur de l’information encore présente. Lorsqu’une note sur un morceau papier déchiré est retrouvée, l’association du morceau de papier avec le reste de la feuille dont il provient peut paraître facile, cependant si une partie est restée dans un tiroir, à l’ombre, et l’autre dans un endroit non protégé des aléas de la météo, l’apparence visuelle peut être très différente et la dégradation peut aller jusqu’à n’être plus qu’une boulette de pâte de papier. La source est toujours la même, son attribution n’est plus évidente. Si le papier n’est que jauni, le découpage de la déchirure peut être bien préservé et permettre un assemblage qui prouve la source commune, même si l’apparence est devenue très divergente. La recherche ici se dirige sur les éléments perçus ou connus pour être invariants et qui, malgré la dégradation, permettent de retirer une information utile, voire essentielle comme indice matériel. Faire l’hypothèse de représentativité permet de focaliser l’analyse sur des propriétés stables d’une source. Cette démarche peut être très riche bien qu’elle puisse conduire à des difficultés d’interprétation qui nécessitent de nombreuses recherches afin d’éviter les écueils. L’analyse des saisies de stupéfiants et l’exploitation du profilage est un bon exemple. Dans la pratique actuelle, le profilage n’est pas systématique, voire totalement inexploité, dans de nombreux laboratoires. Tout au plus lorsque les enquêteurs font plusieurs saisies qu’ils pensent être liées, les laboratoires peuvent être appelés à faire une comparaison. Une composition chimique complexe analogue soutient alors l’hypothèse que l’ensemble des saisies provient d’un même lot. Une véritable démarche de profilage découle d’une connaissance du processus de fabrication et de diffusion du stupéfiant qui garde une signature provenant de la composition initiale et de la succession des traitements qui le modifient jusqu’au produit dilué vendu au consommateur en fin de chaîne. C’est une démarche indiciaire typique : le stupéfiant saisi présente, en traces, les vestiges de sa source et de son histoire qu’il s’agit de retrouver. D’une part, il y a les traces physiques liées à l’emballage, la couleur, les logos et les informations de composition. L’hypothèse, appliquée à l’héroïne, suit le raisonnement suivant : le pavot cultivé à un endroit, dans des conditions climatiques précises va développer, dans la capsule de son fruit, un opium représentatif d’un terroir (au même titre que le jus du raisin d’un cépage cultivé à différents endroits) avec une proportion particulière des composés qui le caractérisent. Spécifiquement, les proportions des divers alcaloïdes présents dans l’opium constituent un profil d’origine. L’opium est traité chimiquement pour en extraire ses alcaloïdes, plus particulièrement son alcaloïde principal : la morphine. Lors de sa purification, souvent dans des conditions artisanales, la morphine est accompagnée de traces des autres alcaloïdes, qui vont également être transformées lors de l’acétylation de la morphine en héroïne. De manière erronée, de nombreux laboratoires parlent « d’impuretés » et se placent donc dans la peau des producteurs qui souhaitent un produit aussi pur que possible (comme les producteurs pharmaceutiques) au lieu de se placer dans la peau de l’investigateur qui y voit des traces utiles et nécessaires dans sa démarche ! Les proportions de ces traces dépendent du profil initial ou d’origine et du traitement d’extraction, de purification et de transformation. Ce deuxième produit, outre qu’il contient des traces de son origine, contient des traces provenant de sa production. Ces diverses étapes sont artisanales et l’homogénéité des lots ainsi produits n’est pas garantie, c’est pourquoi il est utile d’envisager le concept de classes chimiques qui voit des profils suffisamment proches être regroupés pour poser l’hypothèse qu’ils proviennent d’un même lot ou d’une même production dans une approche investigative (Guéniat 2001, Esseiva 2004, Esseiva, Anglada et al. 2005, Guéniat et Esseiva 2005). Lors de la distribution de l’héroïne, chaque trafiquant ajoute des diluants (inactifs) et/ou des adultérants (pharmacologique ment actifs, mais généralement accessibles librement). Ces ajouts ne transforment généralement pas le profil des alcaloïdes et dérivés, sauf si le trafiquant mélange plusieurs lots. Toutes ces données peuvent se combiner pour apporter des informations sur le marché illicite, son étendue, sa structure, etc., à des fins investigatives.
L’hypothèse de représentativité permet d’élaborer une stratégie d’exploita tion de la trace dans le but de renseigner et de guider les enquêtes. Elle permet d’envisager une dimension stratégique et opérationnelle à l’exploitation des traces.
3.3. Les erreurs
Ainsi, l’évaluation des erreurs, fondamentale dans toute recherche scientifique, montre ici une facette qui, si elle n’est pas spécifique à la science forensique, en constitue une dimension fondamentale. L’erreur instrumentale maîtrisable, et généralement maîtrisée, passe au second plan, pour se focaliser sur les risques liés à la recherche de traces qui, pratiquement par définition, ne peuvent être que partielles et d’imparfaits reflets de leur source et des évènements qui ont conduit à leur production (Margot 2011b). Le raisonnement construit à partir de ces traces doit donc se pencher sur la production de la trace et des facteurs qui l’influencent afin d’estimer la pertinence et la représentativité de ses caractères.
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Conclusion
Cet article est consacré à la définition de la trace et sa transformation en indice dans le cadre d’une investigation ou d’un processus probatoire. Il cherche à mettre en valeur les nuances qui permettent de comprendre la gradation du processus suivi par la police scientifique ou la science forensique. Les qualités essentielles des traces résident dans leur existence matérielle qui permet de les étudier, parfois au travers d’une succession de méthodes.