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17 octobre 2018 | La Revue POLYTECHNIQUE 08/2018 | Astrophysique

Un neutrino révèle l’origine des rayons cosmiques

Une équipe internationale réunissant plus de 300 scientifiques venus de 49 institutions dans douze pays, dont des chercheurs de l’UNIGE, a identifié une source de neutrinos de haute énergie, des particules fantômes qui voyagent sans entrave sur des milliards d’années-lumière. Cette découverte majeure, qui lève le voile sur le mystère des rayons cosmiques, fait l’objet de deux articles publiés dans la revue Science.
D’où viennent les rayons cosmiques ? Et comment leurs particules sont-elles accélérées jusqu’à des niveaux d’énergie impossibles à reproduire sur Terre ? Difficile de le savoir, tant ils sont affectés par les champs magnétiques qu’ils traversent en voyageant dans l’espace. Mais les sources qui les produisent émettent aussi des neutrinos de haute énergie, des particules «fantômes» sans charge et presque sans masse.

L’un d’eux, de très haute énergie (quelque 300 TeV), détecté au Pôle Sud par l’observatoire IceCube, a permis de pointer un trou noir très massif comme source. À la suite de l’annonce de cette découverte, les observations menées par des télescopes à rayons gamma, sur Terre et en orbite, ont révélé un trou noir dans une phase active, dans une direction compatible avec le neutrino. En analysant les données historiques collectées par IceCube, une équipe de l’UNIGE a pu apporter une confirmation supplémentaire.
 
Le laboratoire qui abrite le système de contrôle du détecteur IceCube. Installé dans les glaces du continent antarctique, il permet la détection de neutrinos. (©: Erik Beiser, IceCube/NSF)
 
 

Un événement aussitôt partagé avec la communauté des astronomes
Le 22 septembre 2017, l’observatoire de neutrinos IceCube, un gigantesque détecteur d’un kilomètre cube enfoui sous les glaces du Pôle Sud, à la station Amundsen-Scott, détectait la collision d’un neutrino de haute énergie avec un noyau atomique. «Un seul sur les millions qui ont dû atteindre la surface de l’Antarctique ce jour-là, tant ces particules sans charge, pratiquement sans masse, indifférentes aux champs magnétiques et presque sans interactions avec la matière, sont difficiles à observer», explique Teresa Montaruli, professeure au Département de physique nucléaire et corpusculaire de la Faculté des sciences de l’Université de Genève (UNIGE) et membre de l’expérience IceCube.
L’événement est aussitôt partagé avec la communauté des astronomes qui alerte ses batteries de télescopes, sur Terre et en orbite, dans l’espoir de résoudre une des plus anciennes énigmes de l’Univers: d’où viennent les rayons cosmiques et les particules de haute énergie qui nous arrivent continuellement de l’espace ? Et par quoi sont-ils engendrés ?
 
La trace laissée par le premier neutrino de haute énergie (2600 TeV) détecté dans IceCube le 11 juin 2014. (©: IceCube Collaboration)
 
 

Une énorme éruption de rayons gamma
En croisant les données d’IceCube avec celles des observatoires de rayons gamma, les télescope spatiaux Fermi et AGILE, ainsi que le Major Atmospheric Gamma Imaging Cherenkov Telescope (MAGIC) dans les îles Canaries, auxquels participe également l’EPFZ, les chercheurs ont pu identifier la source du neutrino détecté le 22 septembre dernier. Il s’agit d’un objet de type «blazar», un trou noir très massif en rotation rapide, situé au centre d’une galaxie spirale, qui a émis un jet de particules en direction de la Terre. Cet astre connu des astronomes sous le nom de TXS 0506+056, est situé à quelque 4 milliards d’années-lumière de la Terre.
Les télescopes spatiaux Fermi et AGILE ont identifié une forte éruption de rayons gamma à la date et dans la direction de la source indiquée par le neutrino. Un suivi ultérieur par MAGIC a permis de détecter des rayons gamma d’énergies encore plus élevées. Des scientifiques du Département d’astronomie de de la Faculté des sciences de l’UNIGE, qui participent à l’expérience INTÉGRAL, ont mené leurs propres observations, également reprises dans la revue Science.
 
Les serveurs du laboratoire d’IceCube. Le télescope est opérationnel 99 % du temps. Bravant l’hiver austral, deux personnes au moins y sont présentes toute l’année. (©: Sven Lidstrom, IceCube/NSF)
 
 

L’ère de l’astrophysique multi-messagers
La seule observation des rayons cosmiques n’aurait pas suffi à identifier cette source. Constitués de particules chargées, ces rayons sont affectés par les champs magnétiques qu’ils traversent, déformant leur trajectoire et interdisant ainsi de remonter à leur origine. Mais les accélérateurs cosmiques qui les produisent engendrent aussi des rayons gamma et des neutrinos de haute énergie, qui voyagent à travers l’espace sans subir la moindre influence. Ils offrent ainsi aux scientifiques un pointeur presque direct vers leur source.
«En combinant l’observation des neutrinos et des rayons gamma, nous entrons dans l’ère de l’astrophysique multi-messagers», s’enthousiasme Teresa Montaruli. Les observations menées ont été corroborées par d’autres instruments, y compris des télescopes optiques et des radiotélescopes.
 
Des drapeaux marquent chaque trou du détecteur. (©: Robert Schwarz)
 
 

L’une des sources les plus lumineuses de l’Univers
Ces observations font de TXS 056+056 l’une des sources les plus lumineuses que l’on connaisse dans l’Univers connu, un véritable «moteur cosmique» suffisamment puissant pour accélérer les rayons cosmiques et produire les neutrinos de haute énergie qui leur sont associés.
Les rayons cosmiques sont les particules les plus énergétiques jamais observées, une énergie jusqu’à cent millions de fois supérieures à celles des particules que produit LHC au CERN, le plus puissant accélérateur d’origine humaine. Comprendre comment elles sont créées intéresse donc non seulement l’astronomie, mais aussi la physique des particules et des plasmas.
 
Un capteur introduit dans un trou d’une ligne d’IceCube. Le déploiement de chaque ligne de détecteur a duré une dizaine d’heures. Dans chaque trou, il a fallu installer rapidement 60 capteurs avant que la glace les bloque complètement.
(©: Jim Haugen, IceCube/NSF)
 
 

Une confirmation par l’analyse statistique
En menant une analyse statistique des données historiques collectées par IceCube, le groupe de Teresa Montaruli a découvert qu’une douzaine de neutrinos de haute énergie, détectés à la fin de 2014 et au début de 2015, coïncidaient avec le même blazar. Cette analyse s’appuie sur la thèse de doctorat défendue à Genève par Asen Christov et sur les travaux subséquents menés par Imen Al Samarai, post-doctorante au Département de physique nucléaire et corpusculaire de l’UNIGE et principal auteur de l’un des articles publiés par Science.
L’observation d’un excès de neutrinos en 2014-2015 par rapport au bruit de fond dû aux neutrinos atmosphériques est une confirmation indépendante qui renforce considérablement l’hypothèse selon laquelle TXS 0506+056 est le premier accélérateur connu des neutrinos et des rayons cosmiques de haute énergie.
«Les preuves de l’observation de cette source de neutrinos à haute énergie et de rayons cosmiques sont convaincantes», affirme Francis Halzen, professeur de physique à l’Université du Wisconsin-Madison et responsable scientifique de l’observatoire IceCube. «De telles percées ne sont possibles que si l’on s’engage à long terme dans la recherche fondamentale» souligne pour sa part France Córdova, directrice de la National Science Foundation (NSF) qui soutient l’observatoire et la collaboration IceCube – une équipe internationale comptant plus de 300 scientifiques venus de 49 institutions dans douze pays.
 
Les instruments du détecteur IceCube occupant un volume de 1 km3 dans les glaces du Pôle Sud. 5160 photomultiplicateurs sont disposés en grille dans un puits situé entre 1450 m et 2450 m de profondeur. (©: IceCube Collaboration)

 

Le plus grand détecteur au monde

La détection des neutrinos de haute énergie nécessite un détecteur de particules gigantesque. IceCube est, en volume, le plus grand au monde. Constitué de 86 lignes de détecteurs répartis dans un prisme droit hexagonal encapsulant un kilomètre cube de glace dans un puits situé entre 1450 m et 2450 m de profondeur sous la surface du Pôle Sud, il est composé de 5160 photomultiplicateurs disposés en grille.
Lorsqu’un neutrino interagit avec le noyau d’un atome, il produit une particule chargée qui, à son tour, génère un cône caractéristique de lumière bleue, capté par le détecteur et cartographié à travers sa grille. Parce que la particule chargée et la lumière qu’elle génère préservent la direction du neutrino, elles donnent aux scientifiques un chemin à suivre jusqu’à sa source.
IceCube surveille en permanence le ciel, y compris à travers la Terre jusqu’à l’hémisphère Nord. Il détecte un neutrino toutes les quelques minutes. La plupart de ceux qu’il détecte sont cependant de faible énergie, créés par des phénomènes courants, comme les averses de particules subatomiques provenant des particules de rayons cosmiques qui heurtent des noyaux atomiques dans l’atmosphère terrestre.
Le coût total du projet s’est monté à 279 millions de dollars. La National Science Foundation a participé pour un montant de 242 millions, le solde ayant été fourni par diverses agences dans le monde.
 
Les rayons cosmiques
Détectés pour la première fois par les physiciens austro-américain Victor Hess et suisse Albert Gockel il y a plus d’un siècle, les rayons cosmiques sont un flux de noyaux atomiques et de particules de haute énergie qui circulent dans le milieu interstellaire. Leurs sources se situent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de notre galaxie. Le rayonnement cosmique est principalement constitué de particules chargées: 88 % de protons, 9 % de noyaux d’hélium (rayons alpha), ainsi que d’antiprotons, d’électrons, de positrons et de particules neutres (rayons gamma, neutrinos et neutrons). Certaines de ces particules ont une énergie pouvant atteindre 100 millions de TeV, qu’aucun processus physique connu ne permet d’expliquer.
 

Les neutrinos
L’existence des neutrinos a été postulée pour la première fois en 1930 par Wolfgang Pauli pour expliquer le spectre continu de la désintégration bêta, ainsi que l’apparente non-conservation du moment cinétique. La première confirmation expérimentale remonte à 1956. Ce sont des particules élémentaires de la famille des leptons, électriquement neutres et de masse extrêmement faible – quelques dizaines de meV (milliélectrons-volts). Il en existe trois types (appelés saveurs): électronique, muonique et tauique – selon le lepton qui leur est associé dans le Modèle standard. Les neutrinos interagissent uniquement par interaction faible (une force à courte portée), si bien que leur probabilité d’interaction est extrêmement réduite.
 

Prof. Teresa Montaruli
UNIGE
Tél. 022 379 3675
Teresa.Montaruli@unige.ch
 
Imen Al Samarai
UNIGE
Tél. 022 379 62 78
Imen.AlSamarai@unige.ch