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12 août 2020 | La Revue POLYTECHNIQUE 05/2020 | Physique

Une fêlure dans le miroir de la nature

Une équipe internationale de scientifiques a réussi à détecter une manifestation de la brisure de la symétrie fondamentale de la nature, qui a permis à la matière de dominer l’Univers au détriment de l’antimatière.
L’Univers est constitué de matière, tandis que l’antimatière, qui a pourtant été produite à l’origine en parts égales, a presque totalement disparu. Depuis des décennies, les physiciens tentent de mesurer cette fêlure dans le miroir parfait des lois de la physique, appelée « brisure de la symétrie CP ».
En 1964, ils détectent pour la première fois une différence de comportement entre des particules, appelées quarks et leurs antiparticules, les anti­quarks. Mais elle est trop faible pour expliquer les observations et n’a, depuis, été suivie par aucune autre découverte de même nature.
Cela pourrait changer grâce aux efforts d’une vaste collaboration scienti­fique codirigée par Fede­rico Sánchez Nieto, un physicien de l’Université de Genève (UNIGE). À l’aide du détecteur Super Kamiokande situé au Japon, les scientifiques ont découvert que le neutrino, une des particules les plus difficiles à détecter, se comporte lui aussi différemment de l’antineutrino. Davantage de données – c’est-à-dire des années de mesures –, sont toutefois encore nécessaires avant de pouvoir affirmer que la brisure de la symétrie CP chez les neutrinos est plus importante que chez les quarks. Cette avancée majeure en physique des particules est à lire dans la revue Nature.Matière et antima­tière ne peuvent coexister
Matière et antimatière se ressemblent beaucoup. Une particule d’an­timatière est en tout point identique à une particule de ma­tière, à l’exception de sa charge électrique, mais aussi de quelques autres dif­férences dans les nombres quantiques. L’antiélectron est, par exemple, chargé positivement, l’antiproton négativement. Le problème, c’est que lorsqu’une particule rencontre son antiparticule, les deux s’anni­hilent immédiatement en émettant de l’énergie.

La disparition de l’antimatière
« Si l’on remonte aux origines de l’Univers, matière et antimatière ont été produites en même temps et en quantités égales. Or, aujourd’hui, on ne voit que de la matière autour de nous. L’anti­matière a, semble-t-il, totalement disparu, à l’exception de quelques produits de désintégration nucléaire d’interaction entre particules de haute énergie », explique Fede­rico Sánchez Nieto, professeur au Département de physique nucléaire et corpusculaire de la Faculté des sciences de l’UNIGE et co-porte-parole international de la collaboration T2K (Toka to Kamioka), qui a réalisé l’expérience.

La symétrie de la nature est brisée
La belle symétrie de la nature est donc manifestement brisée. Les phy­siciens l’appellent « violation de la symétrie charge-parité » (CP). Elle est une condition nécessaire pour expliquer la domination actuelle de la matière sur l’antimatière et implique que les particules, malgré les apparences, doivent se comporter de manière différente de leurs antiparticules, ne serait-ce qu’un tout petit peu.
En 1964, les physiciens découvrent une telle différence entre des quarks et des antiquarks – les particules élémentaires qui composent les neutrons et les protons. Mais elle est très faible, trop faible pour expliquer le déséquilibre observé dans l’abondance de la matière par rapport à l’antimatière. C’est pourquoi certains chercheurs se sont tournés vers les neutrinos, qui sont les particules les plus fantoma­tiques que l’on connaisse. Des quantités impressionnantes en tra­versent chaque seconde la Terre de part en part sans interagir avec un seul de ses atomes. Sauf quelques fois.
Intérieur du détecteur Super Kamiokande, construit sous une montagne au Japon. (© Kamioka Observatory, Institute for Cosmic Ray Research, The University of Tokyo)

Un détecteur de particules fantômes
Le détecteur Super Kamiokande, construit sous une montagne au Japon, est justement conçu pour détecter ces quelques neutrinos au rythme d’une poignée de particules par année. C’est un accélérateur de particules situé à Tokai, près de 300 km plus loin, qui lui fournit à volonté un faisceau de neutrinos ou d’antineutrinos.
« Il existe trois types de neutrinos, appelés «saveurs» : électron, muon et tau. Une caractéristique surprenante de cette particule est qu’elle change parfois spontanément de saveur, passant, par exemple, de neutrino électron à neutrino muon. On ap­pelle cela une «oscillation». Ce que nous avons fait, c’est de voir si les neutrinos oscillent au même taux que les antineutrinos, en l’occur­rence de la saveur muon vers la saveur électron. Et il s’avère que ce n’est pas le cas », précise Federico Sánchez Nieto.

Dix ans pour 90 neutrinos et 15 antineutrinos
Il a fallu 10 ans à l’expérience T2K pour collecter suffisamment de données et obtenir une statistique significative. Il a fallu également corriger tous les biais liés au fait que l’environnement de l’expérience est évidemment constitué de matière et non d’antima­tière. Concrètement, les physiciens ont observé en tout 90 neutrinos électrons et 15 antineutrinos électrons répondant à leurs critères. Un résultat qui, après analyse minutieuse, s’avère compatible avec une brisure maximale de la symétrie CP en faveur des neutrinos et en dé­faveur des antineutrinos.
« Nos résultats montrent une forte préférence pour la matière. Mais ils ne suffisent pas encore pour affirmer formellement que la symétrie CP a été violée. Nous sommes cepen­dant sur la bonne voie. Pour atteindre notre but, nous allons amélio­rer la sensitivité de notre expérience, augmenter l’intensité du fais­ceau de neutrinos et accumuler plus de données », note Federico Sánchez Nieto.
L’expérience T2K a été mise en œuvre et est conduite par une collabora­tion internationale comprenant actuellement près de 500 chercheurs appartenant à 68 institutions de douze pays (Allemagne, Canada, Espagne, États-Unis ,France, Italie, Japon, Pologne, Royaume-Uni, Russie, Suisse et Vietnam). En particulier, le Fonds national pour la recherche scientifique a, notamment à travers les Universités de Genève, de Berne ainsi que l’École polytechnique fédérale de Zu­rich, soutenu financièrement et scientifiquement ce projet depuis de nombreuses années.Prof. Federico Sánchez Nieto
Département de physique nucléaire et corpusculaire
Faculté des sciences UNIGE
Tél. 022 379 62 27
Federico.SanchezNieto@unige.ch